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langage usuel ? n’est-ce pas là une sorte d’abstraction du second degré, faite uniquement pour représenter des opérations longues et compliquées qu’elle rend à coup sûr plus aisées, mais en aucune façon plus scientifiques ? Et n’est-il pas infiniment vraisemblable que si la langue chinoise est restée informe et indéterminée, si les Chinois n’ont pu se créer une langue réellement organisée, il faut chercher la raison de cette impuissance dans l’infériorité de l’esprit de ce peuple, qui n’a pu s’élever à un degré suffisant d’abstraction, qui depuis son origine est demeuré immobile et sans vie, engagé dans une sorte de cadre qu’il n’a su briser, resserré par une muraille qu’il était incapable de renverser ou de franchir ? — Les langues diverses des peuples divers ne reflètent-elles pas, à leur façon, l’esprit même du peuple qui les parle, et en une certaine mesure, dans leur progrès, le progrès même de l’esprit humain ? N’a-t-on pas dit dès longtemps que la langue d’un peuple était toute sa philosophie, et qu’une langue parfaite serait la philosophie même ? — Sans doute la grammaire a ses catégories qui ne sont pas celles de la logique : sans doute le langage est illogique et peut être employé au rebours de la logique ; mais la raison en est que la pensée qui le crée n’est point, au sens de Becker, la pensée achevée, logique, en possession de toute sa conscience et de la pleine connaissance de ses catégories ; c’est la pensée qui se cherche encore vague et incertaine, mais ayant déjà comme le pressentiment d’elle-même, de ses développements ultérieurs, de ses formes futures, qui s’essaye, qui se trouve dans le langage, cette première création où elle prend un corps, où elle s’organise, imparfaitement et comme à tâtons ; et l’esprit, dans cette conscience de lui-même qu’il se donne pour la première fois, trouve sa délivrance, s’affranchit de la matière, fait son premier pas dans la sphère qui doit être la sienne, celle de la liberté. — Nous verrons M. Steinthal reconnaître et affirmer lui-même cette puissante influence du langage et son rôle capital dans le développement de l’esprit (part. II, III, § 514, 515, 527). Il s’est fait le jeu trop beau et la critique trop facile en interprétant en un sens à coup sûr exagéré la théorie de Becker ; il s’est trop ému à l’idée du Logos, forme suprême et âme des choses, où il a cru voir la logique formelle envahissant la grammaire, ou plutôt la grammaire absorbée dans la logique.

L’introduction se termine de l’origine langage (Intr., V, p. 73-90), M. Steinthal la pose avec une largeur et une élévation d’esprit fort remarquables. — Le xviiie siècle, avec son idée étroite et abstraite de l’homme, était contraint de rapporter à Dieu l’origine du langage, sans songer que l’homme apprend tout à l’aide du langage, mais n’apprend point le langage lui-même. Depuis, on a élargi l’homme ; on a révélé en lui les forces originelles du sentiment, et la puissance créatrice qui lui a fait mettre au jour les idées religieuses et morales. On a conçu la possibilité d’une psychologie rationnelle qui, à l’aide du mécanisme de la conscience et des lois de l’esprit, expliquerait toutes ses manifestations. On a cessé de s’interroger curieuse-