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séquence absolument inexpliquée de certains mouvements. Tant que ce passage de l’inconscient au conscient n’aura pas été régulièrement opéré, ce gouffre comblé, la thèse de l’évolutionisme systématique restera parfaitement inacceptable pour un esprit qui s’entend lui-même, et qui se refuse à prononcer qu’une chose est une autre chose.

L’évolutionisme des naturalistes qui se contentent d’être naturalistes et d’agiter les problèmes de leur science ne mérite pas les mêmes reproches : il rend un compte hypothétique de la manière dont les êtres organisés se sont produits sur la terre, sans en excepter le genre humain ; mais il n’a pas la prétention de définir l’homme en expliquant son apparition, il ne fait entrer dans son cadre ni l’État, ni la science, ni la religion, ni la morale, il ne résout ni expressément ni sous une forme implicite la question de la liberté. Ceux qui entreprendraient de le faire au nom des sciences naturelles s’abuseraient sur les limites de leur domaine. La description et l’enchaînement des phénomènes forment l’unique objet de leur compétence ; car, au point de vue des sciences naturelles, et nous dirons très volontiers au point de vue de la science en général, l’explication de la manière dont se produit une chose ne peut consister qu’à rattacher le phénomène en question à des phénomènes antécédents. Si le naturaliste parle du libre arbitre, ce ne doit être que de l’arbitre apparent, phénoménal, tel que se l’attribuent généralement les hommes que nous connaissons, et, pour rester dans son point de vue, le naturaliste devra l’affirmer. En dépit des doutes intermittents qui viennent assaillir l’esprit d’un grand nombre, même en dehors de toute recherche philosophique, il est incontestable en effet qu’au cours de la vie, chacun se considère comme un agent libre vis-à-vis d’autres agents libres. Tel est le phénomène, que le naturaliste doit constater ; ce qui est au-delà n’est plus son affaire. Il est parfaitement vrai que la méthode du savant implique le déterminisme ; mais ce conflit naissant doit lui montrer précisément qu’il a touché la borne de son domaine, et qu’il ne doit pas s’aventurer dans le pays de la raison, de l’histoire et de la morale, dans l’empire du bien et du mal. Si néanmoins il passe la frontière, s’il entreprend l’unification de la science au moyen de sa seule méthode, en appliquant universellement les axiomes valables dans la sphère de cette méthode, il doit quitter l’habit du savant pour le manteau du philosophe, que selon toute apparence il portera mal ; sans le savoir peut-être, il fait de la métaphysique, comme on peut en faire avant d’avoir réfléchi sur la nature et sur les conditions de la connaissance : tranchons le