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CH. SECRÉTAN. — évolution et liberté

mot, il fait de mauvaise métaphysique, car la nature des choses ne comporte pas la solution des problèmes universels au moyen d’inférences exclusivement puisées dans un ordre particulier de phénomènes. La science de la nature trouve son point de départ légitime dans la sensation ; la science de l’homme trouve son point de départ légitime dans la conscience morale. Quelle que soit aujourd’hui la préférée, il n’importe ; aucune des deux n’a le droit de supprimer l’autre ; il faut donc que la méthode philosophique se distingue des méthodes de l’une et de l’autre, et nulle conclusion philosophique ne saurait être acceptée à titre d’hypothèse légitime, s’il ne lui réussit de conserver dans leur intégrité les axiomes de toutes les deux.

Ainsi, pour le savant qui s’entend lui-même, l’évolution est simplement une manière de se représenter comment les choses se passent pour amener des formes nouvelles dans le champ de l’expérience sensible.

Cette évolution, j’y crois, je l’accepte dans toute son étendue, sous réserve de l’interpréter. L’induction des évolutionnistes en vue, celle de Charles Darwin, par exemple, me semble aller assez loin, mais non jusqu’au bout. Je n’accepterais pas l’évolution sur la foi de leurs arguments. Je ne l’accepterais pas si je ne m’y sentais pas porté d’avance, et j’ai quelque peine à l’entendre comme le gros de ses partisans. La nature vivante ne nous offre pas le tableau d’une dégradation insensible de nuances fondues, mais au contraire des pas mesurés, des espèces tranchées. Ce fait est incontestable : les évolutionistes sont obligés de le confesser eux-mêmes ; l’insuffisance des explications qu’ils en donnent me persuade de plus en plus que la distinction des espèces a son fondement interne dans la nature et ne résulte pas uniquement de circonstances accidentelles, d’influences du dehors. Cependant les faits, qui appartiennent à tout le monde, établissent évidemment que les espèces naissent et meurent comme les individus. Les faits nous montrent que l’opposition de l’espèce et de l’individu est une opposition rel tive et mobile. Les individus sensibles sont des espèces pour les molécules qu’ils s’assimilent, et les espèces à leur tour sont des individus d’un ordre supérieur de composition, dont les individus sensibles sont les molécules. C’est une synthèse de synthèses, dont nous ne saurions énumérer les puissances. Comme les individus que le regard mesure, ces individualités supérieures ont leur durée moyenne, qui résulte de leur organisation première ; et comme les individus se perpétuent en produisant d’autres individus semblables et pourtant différents de leurs parents, les espèces se perpétuent