Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 20.djvu/244

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
240
revue philosophique

reproduite : Comment le noumène peut-il être cause de phénomènes sans devenir lui-même phénoménal ? Cette objection, à vrai dire, ne nous semble pas avoir tout le poids qu’on a voulu lui attribuer, et nous doutons fort qu’elle porte bien contre la véritable doctrine de Kant. Qu’est-ce en effet que le noumène ? Kant dit-il quelque part qu’il n’ait absolument rien de commun avec l’ordre phénoménal, qu’il en soit tout à fait séparé, et constitue comme un monde à part ? Nullement, mais tout au contraire, qu’il y paraît et s’y manifeste[1]. Cependant il demeure inconnaissable. Pourquoi ? Parce qu’il ne pourrait faire l’objet d’une intuition, soit des sens externes, soit du sens interne, sans entrer dans ces cadres de la connaissance qui sont les formes a priori de la sensibilité et les catégories de l’entendement, ce qui le condamnerait à devenir l’apparence de lui-même. Donc, que le noumène, dans la pensée de Kant, soit inconnaissable, cela est certain, mais qu’il ne puisse avoir rien de commun avec la représentation, c’est autre chose. Bien loin que le monde des noumènes soit, selon Kant, absolument séparé du monde des phénomènes, tous deux sont étroitement unis au contraire, et se pénètrent l’un l’autre en quelque sorte, sans pourtant se confondre. Ce qui est vrai, encore une fois, c’est que le monde des noumènes demeure absolument inconnaissable pour nous. Aucun de ses attributs réels ne se retrouve dans la représentation sensible, et nous sommes réduits à conjecturer, à affirmer même, si l’on veut, son existence, de la même manière qu’une personne qui voit des ombres chinoises sans rien de plus, est contrainte de penser qu’il existe un quelque chose qui répond à ces apparences et qui les produit.

C’est ce quelque chose indéterminé qu’il nous faut discuter.

Tout d’abord, si l’on se place au point de vue même du Kantisme, le noumène paraît au moins superflu pour l’explication des phénomènes. Il est évident en effet que, les formes a priori de la sensibilité et les catégories de l’entendement une fois données, tel phénomène particulier se trouve déterminé en totalité, non seulement dans sa forme, comme dit Kant, mais encore dans sa matière ; de sorte qu’il est inutile de faire appel à quoi que ce soit d’extérieur à l’esprit et à ses lois a priori pour expliquer cette matière. Par exemple, si, dans une « surface blanche, on considère le blanc comme la matière, et l’extension du blanc comme la forme, — et l’on ne voit pas de quelle autre manière il serait possible d’interpréter la distinction kantienne de la matière et de la forme, — il est

  1. Voir à cet égard le chapitre III du livre IIe de l’Analytique transcendentale. Critique de La Raison pure. Traduction Barni, tome I, p. 304 et suiv.