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en sentiments de pitié, en tremblements nerveux à la vue de la souffrance, en évanouissements, il consiste en une conscience claire de la nature des autres hommes, des fins qu’ils poursuivent, et en une volonté qui accompagne cette connaissance et la représentation de ces différentes fins. Le précepte « Aime ton prochain comme toi-même » est remplacé par ce précepte « Autant que tu le peux, agis comme si tu étais à la fois ton prochain et toi-même ». « Considère ces deux vies comme une seule vie. » Il faut en somme réaliser en nous, dans la mesure du possible, l’humanité entière, en quelque sorte être l’humanité, et agir comme si nous étions l’humanité et non pas un moi particulier dont la contemplation nous cache la réalité des autres personnalités qui existent autant que la nôtre. Sans doute les passions viendront souvent troubler cette intuition morale, cette connaissance claire de la vie réelle des autres personnes, et nous rejetter dans l’illusion de l’égoïste qui agit comme s’il était seul au monde ; mais nous devons nous efforcer de maintenir toujours et de rappeler cette vision de la nature du prochain qui fait disparaître le conflit de l’altruisme et de l’égoïsme en réalisant les autres en nous, en faisant de chaque moi, une sorte de moi collectif, embrassant le plus grand nombre possible d’individus et de fins morales.

On voit la place importante que doit tenir dans la théorie de M. Royce cette connaissance morale (moral insight) cette sorte d’intuition, de vision mentale, de réalisation en nous-même de la nature, de la personne de notre prochain. Il faut agir d’après cette connaissance morale ; de plus, comme c’est elle seule qui peut toujours nous permettre d’agir moralement, il faut d’abord la garder et la conserver soigneusement pour nous et aussi la répandre autant que possible. « Agir de manière à augmenter le nombre de ceux qui possèdent la connaissance morale », c’est un des préceptes importants de la morale de M. Royce.

Mais c’est là seulement un précepte d’un caractère possible et relatif ; il suppose que cette connaissance n’est pas commune, et l’on peut prévoir ou supposer un monde où la connaissance morale serait un fait ordinaire. C’est seulement quand tous la posséderont que nous pourrons nous en servir comme d’un moyen pour la complète réalisation du bien. La connaissance morale, en mettant en lumière la nécessité de l’harmonie des volontés humaines, nous montre que quoi que puisse être le souverain bien de l’homme, nous ne pouvons l’atteindre que tous ensemble, car il implique l’harmonie » (p. 175). La connaissance morale en nous faisant agir chacun en vue de tous, par cela même, fait agir tous les êtres réunis comme un seul être. Ainsi la volonté universelle dirigée par la connaissance morale tend à la destruction de tout ce qui nous sépare en un amas de personnes différentes. Elle tend à faire de nous tous un seul être organisé. Ainsi si nous recherchons l’idéal pratique dont la connaissance morale et la volonté universelle demandent la réalisation à l’humanité future nous trouvons que cet idéal est l’organisation de la vie, de manière à ce que tous les hommes travaillent à