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et cette harmonie nous l’obtenons non pas en conservant toutes les fins et en essayant de les harmoniser, mais en recherchant celle qui s’harmonise le mieux avec notre nature et en rejetant les autres. Être sceptique, c’est essayer de vouloir plusieurs fins ; chaque fin tend à s’adapter à notre nature et tant que cette adaptation n’est pas faite, tant que la fin considérée ne s’harmonise pas avec tout notre moi, ou avec certaines parties de notre moi, qui, pour un moment, prennent le dessus et laissent les autres dans l’ombre (jusqu’au moment de leur réapparition qui produit le regret ou le remords, ou une nouvelle hésitation) ; il n’y a pas de volonté, ni d’acceptation d’idéal moral. La volonté se produit au contraire quand la systématisation s’établit.

Par conséquent, à mon avis, l’harmonie ne naît pas du scepticisme en tant que scepticisme, comme le pense M. Royce. La tendance nécessaire à l’harmonie est mise en lumière par tout acte de la pensée, du sentiment ou de la volonté, par tout acte quelconque de l’individu. L’homme est un appareil de systématisation : de même qu’une corde de violon répond à un choc par un son harmonieux, par un ensemble de vibrations régulières, de même l’homme ne peut que systématiser d’une manière plus ou moins parfaite, à propos de tout, sans le vouloir et sans le savoir bien souvent. Tout ce qui se passe chez lui, tout phénomène quelconque est un consensus. Nous avons là une nécessité réelle, une nécessité générale aussi bien que celle que M. Royce a mise en lumière. Il me semble que le résultat est sensiblement le même et que je ne diffère de M. Royce que par la manière d’y arriver. Pour moi l’harmonie se manifeste dans le scepticisme même en ce que le sceptique n’est sceptique que parce qu’il cherche à réaliser en lui une harmonie qu’il ne peut pas atteindre, non pas en voulant réaliser plusieurs buts à la fois, mais bien en cherchant un système qui puisse être en harmonie avec sa personnalité. Le sceptique tend vers l’harmonie, comme tout le monde, seulement il y tend peut-être en quelques cas d’une manière plus complète et c’est pourquoi il y arrive plus difficilement. La tendance à l’harmonie ne se manifeste pas chez lui par le fait qu’il voudrait plusieurs fins à la fois, mais bien par le fait qu’il ne peut accepter qu’une fin qui s’harmoniserait avec sa nature propre. En ce sens il est sûr que le scepticisme lui-même suppose le besoin d’harmonie et il est le résultat de ce besoin.

Maintenant, je puis admettre comme M. Royce que cet idéal abstrait de l’harmonie est supérieur à toute autre conception de l’idéal, j’ai défendu, ici même, des idées qui concordent assez avec celle-là. Nous pouvons bien admettre qu’une tendance à l’harmonie résulte nécessairement de la nature de l’homme, nous pouvons bien dire que, en fait, tout le monde désire l’harmonie et que cette harmonie si nous la généralisons est l’idéal le plus élevé possible. Mais tout cela n’impose pas à l’homme, s’il ne la ressent déjà, l’obligation de travailler à l’harmonie universelle. Tout au moins, pour admettre cette obligation devons-nous prendre le mot dans un sens un peu particulier et différent du