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CH. SECRÉTAN. — la femme et le droit

verait en effet une objection grave et presque insurmontable si les rapports qu’il établit entre les époux doivent rester tels qu’aujourd’hui. On ne saurait employer sa liberté virtuelle sans en dissiper une partie, on ne saurait contracter aucun engagement sans l’aliéner en quelque mesure, et toute société repose sur de pareils engagements. Il ne faudrait donc pas dire d’une manière trop absolue que la liberté est inaliénable, l’État nous prouve fort bien qu’il n’en est rien et nous ne saurions nous passer de lui. Mais si l’État nous est nécessaire, c’est pour assurer le peu de liberté qu’il nous laisse ; s’il nous l’enlevait toute entière, il n’aurait plus de raison d’être et nous n’aurions plus de raison pour le soutenir, ou plutôt le supporter serait renoncer à notre qualité d’hommes. L’aliénation complète et irrévocable de la liberté est bien pire que le suicide : nul n’a le droit de l’exiger, nul n’a le droit d’y consentir, puisqu’il se mettrait hors d’état par là d’accomplir des devoirs qui subsistent toujours. L’aliénation même temporaire de notre liberté d’agir a d’autres bornes que la durée, et c’est avec raison que la loi civile prononce toute obligation de faire convertible en obligation de payer. Le seul mariage crée une obligation générale, inconvertible et perpétuelle. Plus ou moins fictif en ce qui concerne l’un des époux, ce sacrifice est pour l’autre accablant, c’est un abandon total de sa liberté personnelle, une promesse d’obéissance indéfinie, dont l’interprétation n’est point laissée à son arbitre. Le serviteur qui part sans congé, l’ouvrier qui déserte l’atelier avant le terme fixé par son contrat ne sont pas ramenés de force au travail abandonné, le mari seul peut requérir la gendarmerie de réintégrer sa femme au domicile conjugal, comme en certains pays la police rejette une fille publique dans sa pension patentée, car c’est de préférence au sexe faible qu’une législation généreuse a réservé les moyens forts. Ainsi le mariage indissoluble, seul état dans lequel l’homme puisse espérer en quelque mesure la réalisation de son être moral, déroge aux principes généraux du droit.

Nous avions prévu qu’il serait difficile de régler les rapports naissant de la différence entre deux êtres complémentaires d’après le principe de l’égalité personnelle, où l’on fait abstraction de toute différence. Cependant l’écart est peut être moins grand qu’il ne semble. S’il ne ferme pas la plaie, le progrès des institutions peut au moins en rapprocher les bords. Et d’abord, quant à la perpétuité, un contrat irrésiliable n’est pas fatalement un contrat vicieux. La dette ne s’éteint que par le paiement ; ainsi la charge des intérêts subsiste toujours pour celui qui ne peut pas rembourser le capital, et survit même à sa personne. La faculté d’obtenir le divorce pour