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tifique de Leipzig, signalait, avec beaucoup de force et de clarté, « l’abîme infranchissable » qui sépare les phénomènes de la matière, non seulement des manifestations supérieures de la pensée, mais du plus élémentaire des faits de l’ordre spirituel, de la plus simple des sensations[1]. Cette thèse a soulevé des objections. Son auteur l’a reprise et défendue devant l’Académie de Berlin, le 8 juillet 1880. Il a fait remarquer qu’une disposition des atomes, qu’un mouvement des atomes, ne saurait jamais être qu’une disposition locale et un mouvement local ; et que la transformation de ces phénomènes purement matériels en faits de conscience est absolument inadmissible[2]. M. Tyndall, président de l’Association britannique des sciences en 1868, a fait la déclaration suivante. « Le passage des phénomènes physiques du cerveau aux faits correspondants de perception ne saurait se concevoir. En admettant l’apparition simultanée d’une pensée définie et d’une action moléculaire définie dans le cerveau, nous ne possédons pas, même, semble-t-il, à l’état rudimentaire, l’organe intellectuel qui nous permettrait de passer par le raisonnement de l’un de ces phénomènes à l’autre ; tous deux se manifestent en même temps, mais nous ne savons pas pourquoi. Quand notre intelligence et nos sens seraient assez étendus, assez forts, assez éclairés pour nous laisser voir et sentir les molécules mêmes du cerveau, quand nous serions capables de suivre tous leurs mouvements, tous leurs groupements, toutes leurs décharges électriques, s’il en existe, et quand nous connaîtrions à fond tous les états correspondants de la pensée et du sentiment, nous serions aussi loin que jamais de la solution de ce problème : Quelle est la connexion entre ces phénomènes physiques et les perceptions ? L’abîme entre les deux classes de phénomènes demeure infranchissable[3] ».

Il serait facile de multiplier les exemples de pareilles manifestations de la pensée, mais ceux qui viennent d’être donnés suffisent. En présence des déclarations si nettes et si fermes de MM. Dubois-Reymond et Tyndall, tous ceux qui connaissent la valeur scientifique de ces deux écrivains comprendront que, lorsqu’on affirme au nom de la science contemporaine que « l’attraction ou la répulsion des molécules, le mouvement et la sensation des cellules et des organismes cellulaires, la pensée et la conscience de l’homme sont les degrés

  1. Voir la Revue scientifique du 10 octobre 1874, p. 341.
  2. Revue philosophique de février 1882, p. 181.
  3. Ce passage a été cité, à bon droit, par M. Wallace, à l’appui de ses propres théories, dans son volume sur la Sélection naturelle, traduction de Lucien de Candolle, p. 380.