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se représenter un son qui ne soit ni celui de la voix humaine, ni celui d’aucun autre instrument ?

J’ose dire qu’il y a des sons sans « Klangfarbe ». À savoir, si l’on désigne avec Helmholtz les sons composés par le mot « Klänge  » les sons simples ont seulement le « Tonfarbe ». Quelque valeur que l’on attache à ces expressions, la chose en elle-même ne présente aucune difficulté. À défaut d’autre, les sons représentés ont du moins la couleur ou le timbre de sons simples.

C’est un fait bien connu qu’à l’ordinaire le timbre se conserve moins exactement dans la mémoire que les différences de gravité et de hauteur dans les sons, qui sont l’élément essentiel de la mélodie. Cf. Gurney : • Power of sound », ch.  III, § 2, p. 59 ; — ch.  XII, § 8. Dans le dernier passage, Gurney se sert même à ce propos de l’expression « Abstraction ». De même, nous trouvons dans O. Jahn (Mozart, III, 451) : « Si le compositeur exécute son œuvre pour son ouïe interne, non seulement il entend en quelque sorte des sons abstraits, mais il entend les sons nettement individualisés, tels qu’ils sont produits dans la réalité par le chant et les instruments ; l’image du tout se présente vivante à son âme dans tout l’éclat de ses couleurs. »

M. Stricker peut encore voir par là que, d’après cet éminent critique d’art, les compositeurs se représentent les sons avec le timbre des instruments ; ce qui d’ailleurs s’entend de soi. Les observations de Henle et les miennes auraient pu démontrer à M. Stricker que le même fait a lieu, à un moindre degré, chez ceux qui ne sont pas des compositeurs.

Cependant M. Stricker m’éclaire non seulement sur l’opinion de mon correspondant, mais encore sur la mienne. Comme Henle est d’accord avec moi, il dit que je suis d’accord avec Henle. Comme Henle se sert de l’expression « abstrait », il m’attribue la même expression. Et comme cette expression, d’après M. Stricker, désigne nécessairement des sensations musculaires, il prétend aussi qu’en parlant des sons je pense à des sensations musculaires. En présence de cette interprétation arbitraire d’une expression que je n’ai même pas employée, j’ai bien le droit de renvoyer à l’exposition donnée dans le § 9 de ma « Tonpsychologie ». Je ne répondrai pas au reproche de manquer de pratique et de capacité en ce qui concerne l’observation interne, par lequel M. Stricker cherche à atténuer la valeur de mes assertions ainsi que de celles de Henle.

Quant à la thèse de M. Stricker en elle-même, il peut certainement arriver que le souvenir de certaines actions musculaires persiste, tandis que le souvenir des sons qui en résultent s’efface. Mais de pures idées musculaires de ce genre ne peuvent pas plus être appelées souvenirs mélodiques, que ne pourrait l’être le souvenir d’exercices gymnastiques. Du moins cette assertion ne me semblerait pas, comme à M. Stricker, une découverte ; c’est un abus de langage, puisque, selon l’emploi ordinaire du mot, on ne parle de musique que là où il y a des sons. « C’est le ton qui fait la chanson. »

Stumpf,
Professeur à l’Université de Halle.