Page:Rolland - Jean-Christophe, tome 9.djvu/139

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

123
LE BUISSON ARDENT

coin du feu. Avril était doux et brumeux. À travers le voile tiède des brouillards argentés, les petites feuilles vertes dépliaient leurs cocons, les oiseaux invisibles chantaient le soleil caché. Olivier dévidait le fuseau de ses souvenirs. Il se revoyait enfant, dans le train qui l’emportait de sa petite ville, au milieu du brouillard, avec sa mère qui pleurait. Antoinette était seule, à l’autre coin du wagon… De délicats profils, des paysages fins, se peignaient au fond de ses yeux. De beaux vers venaient d’eux-mêmes agencer leurs syllabes et leurs rythmes chantants. Il était près de sa table ; il n’avait qu’à étendre le bras pour prendre sa plume et noter ces visions poétiques. Mais la volonté lui manquait ; il était las ; il savait que le parfum de ses rêves s’évaporerait dès qu’il voudrait les fixer. C’était toujours ainsi : le meilleur de lui-même ne pouvait s’exprimer ; son esprit était comme un vallon plein de fleurs ; mais presque personne n’en avait l’accès ; et dès qu’on les cueillait, les fleurs se flétrissaient. À peine quelques-unes avaient pu languissamment survivre, quelques frêles nouvelles, quelques pièces de vers, qui exhalaient une haleine suave et mourante. Cette impuissance artistique avait été longtemps un des plus gros chagrins d’Olivier. Sentir tant de vie en