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LE BUISSON ARDENT

museau violet, ses genoux cagneux ; — un agneau qu’un paysan emportait par les quatre pattes liées ensemble, la tête pendante, tâchant de se relever, gémissant comme un enfant, et bêlant et tendant sa langue grise ; — des poules empilées dans un panier ; — au loin, les hurlements d’un cochon qu’on saignait ; — sur la table de la cuisine, un poisson que l’on vide… Il ne pouvait plus le supporter. Les tortures sans nom que l’homme inflige à ces innocents lui étreignaient le cœur. Prêtez à l’animal une lueur de raison, imaginez le rêve affreux qu’est le monde pour lui : ces hommes indifférents, aveugles et sourds, qui l’égorgent, l’éventrent, l’étripent, le tronçonnent, le font cuire vivant, parfois s’amusent de ses contorsions de douleur. Y a-t-il rien de plus atroce parmi les cannibales d’Afrique ? La souffrance des animaux a quelque chose de plus intolérable encore pour une conscience libre que la souffrance des hommes. Car, celle-ci du moins, il est admis qu’elle est un mal et ce qui la cause est criminel. Mais des milliers de bêtes sont massacrées inutilement, chaque jour, sans l’ombre d’un remords. Qui y ferait allusion se rendrait ridicule. — Et cela, c’est le crime irrémissible. À lui seul, il justifie tout ce que l’homme pourra souffrir. Il crie vengeance