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LA FIN DU VOYAGE

Alors Christophe, qui lui était livré, eut la stupeur de voir surgir de lui des puissances inconnues, qu’il n’eût pas soupçonnées : tout autre chose que ses passions, ses tristesses, son âme consciente, mais une âme étrangère, indifférente à ce qu’il avait aimé et souffert, à sa vie tout entière, une âme joyeuse, fantasque, sauvage, incompréhensible. Elle le chevauchait, elle lui labourait les flancs à coups d’éperons. Et, dans les rares moments où il pouvait reprendre haleine, il se demandait, relisant ce qu’il venait d’écrire :

— Comment cela, cela a-t-il pu sortir de mon corps ?

Il était en proie à ce délire de l’esprit, que connaît tout génie, à cette volonté indépendante de la volonté, « cette énigme indicible du monde et de la vie », que Goethe appelait « le démoniaque », et contre laquelle il restait armé, mais qui le soumettait.

Et Christophe écrivait, écrivait. Pendant des jours, des semaines. Il y a des périodes où l’esprit, fécondé, peut se nourrir uniquement de soi, et continue de produire, d’une façon presque indéfinie. Il suffit du plus délicat effleurement des choses, d’un pollen apporté par le vent, pour que les germes intérieurs, les myriades de germes lèvent et