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LE BUISSON ARDENT

Ces phénomènes de contagion intellectuelle sont de tous les temps et de tous les pays ; ils se font sentir même dans les États aristocratiques, où tâchent de se maintenir des castes fermées entre elles. Mais nulle part, ils ne sont plus foudroyants que dans les démocraties, qui ne conservent aucune barrière sanitaire entre l’élite et la foule. Celle-là est aussitôt contaminée, quoi qu’elle fasse. En dépit de son orgueil et de son intelligence, elle ne peut résister à la contagion : car elle est bien plus faible qu’elle ne pense. L’intelligence est un îlot, que les marées humaines rongent, effritent et recouvrent. Elle n’émerge de nouveau que quand le flux se retire. — On admire l’abnégation des privilégiés français qui abdiquèrent leurs droits, dans la nuit du 4 Août. Ce qui est le plus admirable sans doute, c’est qu’ils n’ont pu faire autrement. J’imagine que bon nombre d’entre eux, rentrés dans leur hôtel, se sont dit : « Qu’ai-je fait ? J’étais ivre… » La magnifique ivresse ! Loué soit le bon vin et la vigne qui le donne ! La vigne, dont le sang enivra les privilégiés de la vieille France, ce n’étaient pas eux qui l’avaient plantée. Le vin était tiré, il n’y avait qu’à le boire. Qui le buvait, délirait. Même ceux qui ne buvaient point avaient le vertige, rien qu’à humer en passant