Page:Rolland - L’Âme enchantée, tome 5.djvu/213

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chambre, saisit d’un regard la situation, et, raillant à froid, dit à Annette :

— « Tu seras le chaperon. »

Annette n’était pas encore décidée, quand elle se trouva hors de la maison, devant la portière ouverte de l’auto. Cette petite, qui, sans la connaître, se fiait à elle, implorait l’aide… Elle monta.

Elle ne retint pas grand chose de ce qui se dit en route. Le patron se carrait devant, bloquant de sa masse l’ouverture. Les deux femmes étaient assises au fond. Elles ne se parlaient pas. La petite crispait ses doigts sans réflexion dans les plis de la robe de Annette. Celle-ci profita d’une minute où Timon, se souvenant d’un télégramme à expédier, faisait arrêter l’auto devant un bureau de poste de province, pour arracher à sa compagne quelques lambeaux d’explications. La petite était d’une famille d’ouvriers italiens des Marches, émigrés en Languedoc. Un rabatteur l’avait dénichée dans une boutique de confiseur. Il avait fait miroiter à ses yeux un prix dans un de ces concours de beauté, qu’organisent des maîtres-maquereaux, entrepreneurs de royautés. Faute du prix, la compensation était venue sous la forme d’un engagement dans un music-hall, d’où elle aurait voulu fuir à toutes jambes, le premier soir qu’elle s’était vue étalée nue aux regards voraces de la salle. Au lieu de fuir, elle était tombée dans un tel état d’inhibition qu’elle semblait paralysée : rien n’y avait fait, ni les rires, ni les bourrades de son manager. Mais si le spectacle de cette brunette, ployant le cou, tournant la tête sur l’épaule, les bras gauchement collés au corps, avait déchaîné l’hilarité des spectateurs, il n’avait pas été perdu pour le regard de Timon : il avait fait choix de la victime. On l’avait, quelques semaines, embauchée, dressée, parée, dans une soi-disant officine de modes ; et, à la date convenue, on en faisait livraison. La petite ne savait rien de Timon que ce qu’elle en avait entendu