Page:Rolland - L’Âme enchantée, tome 6.djvu/261

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à l’imaginer sans le voir. Mais elle savait qu’il la voyait ; et elle se sentait comme sous sa garde : ce ne lui était point déplaisant ; c’était comme s’ils eussent fait un accord secret… « Vous me gardez. J’ai confiance… »

— Le plus remarquable est que cette confiance se vérifia dans le danger. On cheminait en cahotant, dodelinant, insoucieux du moment suivant. Soudain, un choc épouvantable, un vacarme de ferrailles, de vitres et de bois brisés, le wagon craqua comme une noix, éclata. Tout s’effondra, dans des hurlements de bêtes égorgées. Annette se trouva sous les décombres, renversée, coincée entre les banquettes en morceaux, foulée aux pieds par le troupeau affolé : — (les compagnons étaient redevenus animaux). — Et pour achever la panique, le feu prit au bûcher. Annette, après avoir tenté vainement de se dégager, paralysée des quatre membres, s’abandonna à son destin. Couchée sur le dos, la tête un peu plus bas que le corps, elle sentait un liquide chaud couler d’une entaille au haut de sa poitrine, mais elle ne sentait pas la blessure. Dans le pandæmonium qui l’entourait, ses yeux voyaient par une fente, entre les décombres, un pan de ciel ravissant, d’où le soleil venait de disparaître. Et elle avait un calme surprenant. Elle entendait le bruit sinistre du feu qui rongeait ; et le vent rabattait par-dessus sa tête, sur le tendre ciel, la fumée noire où explosaient, comme dans la cendre des châtaignes, des nœuds de bois enflammés ; à quelques mètres de son corps immobilisé lui soufflait aux joues l’haleine bruyante du brasier. Elle attendait. Elle attendait qu’il la sauvât. Elle n’avait aucune raison de croire, ni qu’il fût encore vivant, ni qu’il s’occupât d’elle. Mais elle était sûre. Et elle ne fut pas du tout étonnée, quand elle entendit sa voix qui l’appelait :

— « Cara Francia, vous êtes là ? »