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jean-jacques rousseau

il les surpasse tous. Il entend lui-même, avec surprise, et non sans peur, sa voix, qu’il ne reconnaît pas, et dont les puissants accents de tribun antique remplissent l’amphithéâtre, s’attaque aux idoles les plus respectées, ébranlent la société jusque dans ses fondements…

Il a beau s’en épouvanter et se jurer qu’il n’écrira plus. Il est pris dans le torrent qu’il a lui-même déchaîné. Il est le républicain, qui s’élève, comme un chêne, au-dessus de tout l’ordre monarchique existant. Et ce passionné garde une inflexible, une incroyable lucidité. Celui qui avait été jusqu’à cette heure un vagabond et un rêveur, un anarchiste sentimental et débile, se fait le plus éclairé et le plus ferme des législateurs.

Toutes ces puissances qui sont en lui le dépassent, et il aspire à s’en décharger. C’est véritablement comme un don redoutable et temporaire qui lui est fait, un ordre d’en haut qui lui impose une mission et qui le soulève au-dessus de lui-même, pendant douze ans d’exaltation, douze ans de génie. Après quoi, il retombe dans sa vie de rêvasserie végétative, pour laquelle il n’a jamais cessé de soupirer. Mais déséquilibré par l’énormité de l’effort qu’il a dû fournir et par les répercussions tumultueuses de sa parole enflammée, il sombre dans une sorte de délire tragique, où sa douleur se berce de la beauté de ses chants.