Page:Rolland Clerambault.djvu/62

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venues, et l’orgueil de gratte-papier. La famille avait émigré à la ville. À présent, il n’eût pu retourner à sa vraie nature, sans déroger. L’eût-il voulu, elle s’était atrophiée. Et ne trouvant pas sa place dans la société, il accusait la société ; il la servait, comme des milliers de fonctionnaires, en mauvais domestique, en ennemi caché.

Un esprit de cette sorte, chagrin, amer, misanthrope, aurait dû, semble-t-il, être jeté hors des gonds par la guerre. Ce fut tout le contraire : elle lui rendit le calme. Le groupement de la horde en armes contre l’étranger est une déchéance pour les rares esprits libres embrassant l’univers : mais il grandit la foule de ceux qui végètent dans l’impuissance d’un égoïsme anarchique ; il les porte à l’étage supérieur de l’égoïsme organisé. Camus s’éveilla soudain, avec le sentiment que, pour la première fois, il n’était plus seul au monde.

L’instinct de la patrie est l’unique, peut-être, qui, dans les conditions actuelles, échappe à la flétrissure de la vie quotidienne. Tous les autres instincts, les aspirations naturelles, le besoin légitime d’aimer et d’agir, sont, dans la société, étouffés, mutilés contraints à passer sous la fourche des reniements et des compromis. Et quand l’homme, arrivé au milieu de sa vie, se retourne pour les regarder, il les voit tous marqués au front de sa défaite et de ses lâchetés ; alors, la bouche amère, il a honte d’eux et de lui. Seul l’instinct de la patrie est resté à l’écart, inemployé, mais non souillé. Et lorsqu’il resurgit, il est inviolé ; l’âme qui l’embrasse reporte sur lui l’ardeur de toutes