Page:Sénèque - Tragédies (éd. Cabaret-Dupaty), 1863.djvu/153

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

cette main, le ciel et les dieux, et tous les horribles forfaits dont je me suis rendu coupable. Quoi ! je foule encore cette terre où mûrissent les fruits de Cérès ? J'infecte l'air qu'on y respire ? Je bois l'eau des fontaines ? Je jouis des présents de cette mère bienfaisante du genre humain ? Moi, l'infâme, l'incestueux, le maudit, je touche cette main pure ? Mon oreille perçoit des sons qui peuvent me faire entendre les noms de père et de fils ? Que ne puis-je fermer ces conduits par où passe la voix, et cette route étroite qui s'ouvre aux paroles pour aller jusqu'à l'âme ! Il y a longtemps, ma fille, que ton malheureux père se serait ôté ce moyen de sentir ta présence, toi dont la vie est un de mes crimes. C'est par là que mes forfaits reviennent sur mon cœur et s'y attachent. Mes oreilles me rendent tous les maux dont mes yeux m'avaient délivrés.

Pourquoi ne pas précipiter dans les ténèbres infernales cette tête déjà enveloppée de ténèbres ? Pourquoi retenir ici mon ombre ? Pourquoi charger la terre ? Pourquoi errer ainsi parmi les vivants ? Je n'ai plus aucun malheur à craindre. Royaume, parents, enfants, vertu même, et privilège d'un génie pénétrant : j'ai tout perdu. La cruelle Fortune ne m'a rien laissé. Il me restait des larmes : elle me les a aussi enlevées. Cesse tes prières, ô ma fille !