Page:Sévigné - Lettres choisies, Didot, 1846.djvu/136

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di, et puis tout d’un coup il l’oublie : ces pauvres gens attendent le mardi jusqu’à dix heures du soir ; et quand ils sont tous retournés chacun chez eux, bien tristes et bien confus, nous arrivons paisiblement le mercredi, sans songer qu’on eût mis une armée en campagne pour nous recevoir : ce contre-temps nous a fâchés ; mais quel remède ? Voilà par où nous avons débuté. Mademoiselle du Plessis [1] est tout justement comme vous l’avez laissée ; elle a une nouvelle amie à Vitré, dont elle se pare, parce que c’est un bel esprit qui a lu tous les romans, et qui a reçu deux lettres de la princesse de Tarente [2]. J’ai fait dire méchamment par Vaillant que j’étais jalouse de cette nouvelle amitié, que je n’en témoignerais rien ; mais que mon cœur était saisi : tout ce qu’elle dit là-dessus est digne de Molière ; c’est une plaisante chose de voir avec quel soin elle me ménage, et comme elle détourne adroitement la conversation, pour ne point parler de ma rivale devant moi : je fais aussi fort bien mon personnage. Mes petits arbres sont d’une beauté surprenante ; Pilois[3] les élève jusqu’aux nues avec une probité admirable : tout de bon, rien n’est si beau que ces allées que vous avez vues naître. Vous savez que je vous donnai une manière de devise qui vous convenait : voici un mot que j’ai écrit sur un arbre pour mon fils, qui est revenu de Candie. Vago difama : n’est-il point joli, pour n’être qu’un mot ? Je fis écrire encore hier, en l’honneur des paresseux : Bella cosa, farniente. Hélas ! ma fille, que mes lettres sont sauvages ! Où est le temps que je parlais de Paris comme les autres ? C’est purement de mes nouvelles que vous aurez ; et voyez ma confiance, je suis persuadée que vous aimez mieux celles-là que les autres. La compagnie que j’ai ici me plaît fort ; notre abbé est toujours admirable ; mon fils et la Mousse s’accommodent fort yen de moi, et moi d’eux ; nous nous cherchons toujours ; et, quand les affaires me séparent d’eux, ils sont au désespoir et me trouvent ridicule de préférer un compte de fermier aux contes de la Fontaine. Ils vous aiment tous passiounément ; je crois qu’ils vous écriront : pour moi, je prends les devants, et n’aime point à vous parler en tumulte. Ma fille, aimez-moi toujours : c’est ma vie, c’est mon âme que votre

  1. Mademoiselle du Plessis-d’Argentré. Le château d’Argentré est à une lieue des Rochers.
  2. Fille de Guillaume V, landgrave de Hesse-Cassel.
  3. Jardinier des Rochers.