Page:Sévigné - Lettres choisies, Didot, 1846.djvu/138

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aurai plus ; voilà le malheur d’être éloignées : hélas ! il n’est pas le seul.

Vous me mandez des choses admirables de vos cérémonies de la Fête-Dieu ; elles sont tellement profanes, que je ne comprends pas comme votre saint archevêque[1] les veut souffrir : il est vrai qu’il est Italien, et que cette mode vient de son pays. Enfin, ma fille, vous êtes belle ; quoi ! vous n’êtes point pâle, maigre, abattue comme la princesse Olympie[2] ! ah ! je suis trop heureuse. Au nom de Dieu, amusez-vous, appliquez-vous à vous bien conserver, je vous remercie de vous habiller : cette négligence que nous vous avons tant reprochée était d’une honnête femme ; votre mari peut vous en remercier ; mais elle était bien ennuyeuse pour les spectateurs. Vous aurez, ma chère bonne, quelque peine à rallonger les jupes courtes ; nos demoiselles de Vitré, dont l’une s’appelle de Bonnefoi-de-Croqueoison, et l’autre de Kerborgne, les portent au-dessus de la cheville du pied. J’appelle la Plessis mademoiselle de Kerlouche ; ces noms me réjouissent. Nous avons eu ici des pluies continuelles ; et, au lieu de dire, Après la pluie vient le beau temps, nous disons, Après la pluie vient la pluie. Tous nos ouvriers ont été dispersés ; et au lieu de m’adresser votre lettre au pied d’un arbre, vous auriez pu l’adresser au coin du feu. Nous avons eu depuis mon arrivée beaucoup d’affaires ; nous ne savons encore si nous fuirons les états, ou si nous les affronterons. Ce qui est certain, et dont je crois que vous ne douterez pas, c’est que nous sommes bien loin de vous oublier : nous en parlons très-souvent ; mais, quoique j’en parle beaucoup, j’y pense encore davantage, et jour et nuit, et quand il semble que je n’y pense plus, et «nfin comme on devrait penser à Dieu, si on était véritablement touché de son amour ; j’y pense, en un mot, d’autant plus que très-souvent je ne veux pas parler de vous : il y a des excès qu’il faut corriger, et pour être polie, et pour être politique ; il me souvient encore comme il faut vivre pour n’être pas pesante : je me sers de mes vieilles leçons.

  1. Le cardinal Grimaldi.
  2. La princesse Olympie, abandonnée par Birène dans une île déserte, cherche en vain son époux qui n’est plus à ses côtés ; elle gravit un rocher, et aperçoit dans le lointain la voile qui emporte l’infidèle. À cette vue elle tombe toute tremblante, plus pale et plus froide que la neige.
    Tutta tremente si lascià cadere,
    Più bianca, e più che nevc, fredda in volto.
    Orlando Furio, cant. X, stanz. 21.