Page:Sévigné - Lettres choisies, Didot, 1846.djvu/139

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Nous lisons fort ici ; la Mousse m’a priée qu’il pût lire le Tasse avec moi : je le sais fort bien, parce que j’ai très-bien appris l’italien ; cela me divertit : son latin et son bon sens le rendent un bon écolier ; et ma routine et les bons maîtres que j’ai eus me rendent une bonne maîtresse. Mon fils nous lit des bagatelles, des comédies qu’il joue comme Molière, des vers, des romans, des histoires ; il est fort amusant, il a de l’esprit, il entend bien, il nous entraîne ; il nous a empêchés de prendre aucune lecture sérieuse, comme nous enavions le dessein : quand il sera parti, nous reprendrons quelque belle morale de Nicole ; mais surtout il faut tâcher de passer sa vie avec un peu de joie et de repos ; et le moyen, quand on est à cent mille lieues de vous ! Vous dites fort bien, on se voit et on se parle au travers d’un gros crêpe. Vous connaissez les Rochers, et votre imagination sait un peu où me prendre : pour moi, je ne sais où j’en suis ; je me suis fait une Provence, une maison à Aix peut-être plus belle que celle que vous avez ; je vous y trouve. Pour Grignan-, je le vois aussi ; mais vous n’avez point d’arbres, cela me fâche : je ne vois pas bien où vous vous promenez ; j’ai peur que le vent ne vous emporte sur votre terrasse : si je croyais qu’il pût vous apporter ici par un tourbillon, je tiendrais toujours mes fenêtres ouvertes, et je vous recevrais, Dieu sait ! Voilà une folie que je pousserais loin. Mais je reviens, et je trouve que le château de Grignan est parfaitement beau ; il sent bien les anciens Adhémars. Je suis ravie de voir comme le bon abbé vous aime ; son cœur est pour vous comme si je l’avais pétri de mes propres mains ; cela fait justement que je l’adore. Votre fille est plaisante ; elle n’a pas osé aspirera la perfection du nez de sa mère, elle n’a pas voulu aussi... je n’en dirai pas davantage ; elle a pris un troisième parti, et s’est avisée d’avoir un petit nez carré[1] : mon enfant, n’en êtes- vous point fâchée ! Mais pour cette fois vous ne devez pas avoir cette idée ; mirez-vous, c’est tout ce que vous devez faire pour finir heureusement ce que vous commencez si bien. Adieu, ma très-aimable enfant ; embrassez M. de Grignan pour moi. Vous lui pouvez dire les bontés de notre abbé.

  1. Comme celui de madame de Sévigné.