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fille, sans l’emportement de M. de Longueville, songez que nous aurions la Hollande, sans qu’il nous en eut rien coûté.


105. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.

À Paris, vendredi 24 juin 1672.

Je suis présentement dans la chambre de ma tante : si vous pouviez la voir en l’état qu’elle est, vous ne douteriez pas que je ne partisse demain matin. Elle a reçu aujourd’hui le viatique pour la dernière fois ; mais comme son mal est d’être entièrement consumée, cette dernière goutte d’huile ne se trouve pas sitôt. Elle est debout, c’est-à-dire dans sa chaise, avec sa robe de chambre, sa cornette, une - coiffe noire par-dessus, et ses gants : nulle senteur, nulle malpropreté dans sa chambre ; mais son visage est plus changé que si elle était morte depuis huit jours ; les os lui percent la peau ; elle est entièrement étique et desséchée ; elle n’avale qu’avec des difficultés extrêmes ; elle a perdu la parole. M. Vesou lui a signifié son arrêt ; elle ne prend plus de remèdes ; la nature ne retient plus rien ; elle n’est quasi plus enflée, parce que l’hydropisie a causé le dessèchement ; elle n’a plus de douleurs, parce qu’il n’y a plus rien à consumer ; elle est fort assoupie, mais elle respire encore, et voilà à quoi elle tient : elle a eu des froids et des faiblesses qui nous ont fait croire qu’elle était passée ; on a voulu une fois lui donner l’extrême-onction. Je ne quitte plus ce quartier, de peur d’accident. Je vous assure que, quelque chose que je voie au delà, cette dernière scène me coûtera bien des larmes ; c’est un spectacle difficile à soutenir, quand on est tendre comme moi. Voilà, ma fille, où nous en sommes. Il y a trois semaines qu’elle nous donna congé à tous, parce qu’elle avait encore un reste de cérémonie ; mais présentement que le masque est ôté, elle nous a fait entendre, à l’abbé et à moi, en nous tendant la main, qu’elle recevait une extrême consolation de nous avoir tous deux dans ces derniers moments : cela nous creva le cœur, et nous fit voir qu’on joue longtemps la comédie, et qu’à la mort on dit la vérité. Je ne vous dis plus, ma fille, le jour de mon départ.

Comment pourrais-je vous le dire ?
Rien n’est plus incertain que l’heure de la mort[1].

Mais enfin, pourvu que vous vouliez bien ne nous point mander

  1. Pensée d’un madrigal de Montreuil.