Page:Sévigné - Lettres choisies, Didot, 1846.djvu/284

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« madame de Grignan ? Savez-vous le dessous des cartes ? voulez-vous que je vous le dise ? c’est qu’elle l’aime passionnément. » Il pourrait y ajouter, à mon éternelle gloire, et qu’elle en est aimée.

J’ai le paquet de vos soies ; je voudrais bien trouver quelqu’un qui vous le portât ; il est trop petit pour les voitures, et trop gros pour la poste : je crois que j’en pourrais dire autant de cette lettre. Adieu, ma très-aimable et très-chère enfant ? je ne puis jamais vous trop aimer : quelques peines qui soient attachées à cette tendresse, celle que vous avez pour moi mériterait encore plus, s’il était possible.


130. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À M. DE GRIGNAN.

À Paris, ce 31 juillet 1675.

C’est à vous que je m’adresse, mon cher comte, pour vous écrire une des plus fâcheuses pertes qui pût arriver en France ; c’est la mort de M. de Turenne, dont je suis assurée que vous serez aussi touché et aussi désolé que nous le sommes ici. Cette nouvelle arriva lundi à Versailles : le roi en a été affligé, comme on doit l’être de la mort du plus grand capitaine et du plus honnête homme du monde ; toute la cour fut en larmes, et M. de Condom pensa s’évanouir. On était près d’aller se divertir à Fontainebleau, tout a été rompu ; jamais un homme n’a été regretté si sincèrement : tout ce quartier où il a logé[1], et tout Paris, et tout le peuple, était dans le trouble et dans l’émotion ; chacun parlait et s’attroupait pour regretter ce héros. Je vous envoie une très-bonne relation de ce qu’il a fait quelques jours avant sa mort. C’est après trois mois d’une conduite toute miraculeuse, et que les gens du métier ne se lassent point d’admirer, qu’arrive le dernier jour de sa gloire et de sa vie. Il avait le plaisir devoir décamper l’armée des ennemis devant lui ; et le 27, qui était samedi, il alla sur une petite hauteur pour observer leur marche : son dessein était de donner sur l’arrière-garde, et il mandait au roi à midi que, dans cette pensée, il avait envoyé dire à Brissac qu’on fit les prières de quarante heures. Il mande la mort du jeune d’Hocquincourt, et qu’il enverra un courrier pour apprendre au roi la suite de cette entreprise : il cachette sa lettre, et l’envoie à deux heures. Il va sur cette petite

  1. L’hôtel de Turenne était situé rue Saint-Louis, au Marais.