Page:Sévigné - Lettres choisies, Didot, 1846.djvu/297

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

Depuis la défaite du maréchal de Créqui, M. de la Feuillade a pris la poste, et s’en est venu droit à Versailles, où il surprit le roi, et lui dit : « Sire, les uns font venir leurs femmes (c’est Rochefort), les autres les viennent voir : pour moi, je viens voir une « heure Votre Majesté, et la remercier mille et mille fois ; je ne « verrai que Votre Majesté, car ce n’est qu’à elle que je dois « tout. » Il causa assez longtemps, et puis prit congé, et dit : « Sire, je m’en vais ; je vous supplie de faire mes compliments « à la reine, à M. le Dauphin, à ma femme et à mes enfants, » et s’en alla remonter à cheval ; et, en effet, il n’a vu âme vivante. Cette petite équipée a fort plu au roi, qui a raconté, en riant, comme il était chargé des compliments de M. de la Feuillade. Il n’y a qu’à être heureux, tout réussit.


136. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.

À Livry, mercredi 21 août 1675.

En vérité, ma fille, vous devriez bien être ici avec moi ; j’y suis venue ce matin toute seule, fatiguée et lasse de Paris, au point de n’y pouvoir pas durer. Notre abbé est demeuré pour quelques affaires ; pour moi, je n’en ai point jusqu’à samedi. Me voilà donc pour ces trois jours en paix et en repos ; je prends demain ma troisième médecine ; je marcherai beaucoup : je m’imagine que j’en ai besoin. Je penserai extrêmement à vous, pour ne pas dire continuellement ; il n’y a ni lieu ni place qui ne me fasse souvenir que nous y étions ensemble il y a un an. Quelle différence, bon Dieu ! Il m’est doux de penser à vous ; mais l’absence jette une certaine iimertume qui serre le cœur : ce sera pour ce soir la noirceur des pensées. Je me fais un plaisir de vous entretenir dans ce petit cabinet que vous connaissez ; rien ne m’interrompt.

J’ai laissé M. de Coulanges bien en peine de M. de Sanzei. Pour M. de la Trousse, depuis mes chers romans, je n’ai rien vu de si parfaitement heureux que lui. N’avez-vous point vu un prince qui se bat jusqu’à l’extrémité ? Un autre s’avance pour voir qui peut faire une si grande résistance : il voit l’inégalité du combat, il en est honteux ; il écarte ses gens : il demande pardon à ce vaillant homme, qui lui rend son épée, à cause de son honnêteté, et. qui sans lui ne l’eût jamais rendue ; il le fait son prisonnier ; il le reconnaît pour un de ses amis, du temps qu’ils étaient tous deux à la cour d’Auguste ; il traite son prisonnier comme son propre frère,