Page:Sévigné - Lettres choisies, Didot, 1846.djvu/337

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pas cette licence poétique : ainsi, ma fille, je me livre à vous, et vous conjure de ne me point brouiller avec un si bon et si admirable ami. Enfin, ma très-chère, je me mets entre vos mains ; et, connaissant votre fidélité, je dormirai en repos ; mais répondezmoi aussi de M. de Grignan ; car ce ne serait pas une consolation pour moi que de voir courir mon secret par ce côté-là.

En voici encore un autre ; voici le jour des secrets, comme la journée des dupes[1]. Le Frater est revenu de Rennes ; il m’a rapporté une sotte chanson qui m’a fait rire : elle vous fera voir en vers une partie de ce que je vous dis l’autre jour en prose. Nous avions dans la tête un fort joli mariage, mais il n’est pas cuit : la belle n’a que quinze ans, et l’on veut qu’elle en ait davantage pour penser à la marier. Que dites-vous de l’habile personne dont nous vous parlions la dernière fois, et qui ne put du tout deviner quel jour c’est que le lendemain de la veille de Pâques ? C’est un joli petit bouchon qui nous réjouit fort ; cela n’aura vingt ans que dans six ans d’ici[2]. Je voudrais que vous l’eussiez vue le matin manger une beurrée longue comme d’ici à Pâques, et l’après-dînée croquer deux pommes vertes avec du pain bis. Sa naïveté et sa jolie petite figure nous délassent de la guinderie et de l’esprit fichu de mademoiselle du Plessis.

Mais parlons d’autre chose : ne vous a-t-on pas envoyé l’oraison funèbre de M. de Turenne ? M. de Coulanges et le petit cardinal m’ont déjà ruinée en ports de lettres ; mais j’aime bien cette dépense. Il me semble n’avoir jamais rien vu de si beau que cette pièce d’éloquence. On dit que l’abbé Fléchier[3] veut la surpasser, >nais je l’en défie ; il pourra parler d’un héros, mais ce ne sera pas de M. de Turenne, et voilà ce que M. de Tulle a fait divinement, à mon gré. La peinture de son cœur est un chef-d’œuvre ; et

  1. Marie de Médicis était parvenue, à force de supplications, le 10 novembre 1630, à obtenir du roi son fils que le cardinal de Richelieu serait écarté du ministère ; le 11, le roi se rendit à Versailles, et, entraîné par les observations adroites du duc de Saint-Simon, il voulut avoir encore un entretien avec le cardinal : de ce moment, l’autorité du ministre fut rétablie, et la disgrâce de la reine-mère résolue. Cette journée du 11 novembre fut appelée la journée des dupes.
  2. Allusion à un vers de Benserade qui se trouve dans des stances qu’il fit pour le roi, représentant un esprit follet.
    Cela n’aura vingt ans que dans deux ans d’ici,
    Cela sait mieux danser que toute la gent blonde.
  3. Depuis évoque de Lavaur, et ensuite de Mimes.