Page:Sévigné - Lettres choisies, Didot, 1846.djvu/438

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

de cœur meilleur que le sien ; et pour son esprit, il vous plaisait autrefois : il regarde avec respect la tendresse que j’ai pour vous ; c’est un original qui lui fait connaître jusqu’où le cœur humain peut s’étendre : il est bien loin de me conseiller de m’opposer à cette pente ; il connaît la force des conseils sur de pareils sujets. Le changement de mon amitié pour vous n’est pas un ouvrage de la philosophie, ni des raisonnements humains : je ne cherche point à me défaire de cette chère amitié, ma fille ; si dans l’avenir vous me traitez comme on traite une amie, votre commerce sera charmant ; j’en serai comblée de joie, et je marcherai dans des routes nouvelles. Si votre tempérament peu communicatif, comme vous le dites, vous empêche encore de me donner ce plaisir, je ne vous en aimerai pas moins ; n’êtes-vous pas contente de ce que j’ai pour vous ? en désirez-vous davantage ? Voilà votre pis aller. Nous parlions de vous l’autre jour, madame de la Fayette et moi : nous trouvâmes qu’il n’y avait au monde que madame de Rohan[1] et madame de Soubise qui fussent ensemble aussi bien que nous y sommes ; et où trouverez-vous une fille qui vive avec sa mère aussi agréablement que vous faites avec moi ? Nous les parcourûmes toutes ; en vérité nous vous fîmes bien de la justice, et vous auriez été contente d’entendre tout ce que nous disions. Il me paraît qu’elle a bien envie de servir M. de Grignan ; elle voit bien clair à l’intérêt que j’y prends, et je suis sure qu’elle sera alerte sur les chevaliers[2], et surtout le mariage se fera dans un mois, malgré l’écrevisse qui prend l’air tant qu’elle peut ; mais elle sera encore fort rouge en ce temps là. Madame de k Fayette prend des bouillons de vipères, qui lui redonnent une âme et des forces à vue d’œil ; elle croit que cela vous serait admirable. On coupe la tête et la queue à cette vipère ; on l’ouvre, on l’écorche, et toujours elle remue ; une heure, deux heures, on la voit toujours remuer : nous comparâmes cette quantité d’esprits si difficiles à apaiser, à de vieilles passions, et surtout à celles de ce quartier[3] ; que ne leur fait-on point ? On dit des injures, des rudesses, des cruautés, des mépris, des querelles, des plaintes, des rages ; et toujours elles remuent, on n’en saurait voir la fin : on

  1. Marguerite, duchesse de Rohan, veuve de Henri Chabot, et Anne de Rohan-Chabot, sa fille, mariée au prince de Soubise.
  2. Allusion aux promotions de l’ordre du Saint-Esprit.
  3. Madame de la Fayette habitait vis-à-vis le petit Luxembourg, où logeait mademoiselle de Montpensier.