Page:Sévigné - Lettres choisies, Didot, 1846.djvu/591

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aimable ; il faudrait la prendre, si son père était raisonnable : mais quelle rage de n’aimer que soi, de se compter pour tout ; de n’avoir point la pensée si sage, si naturelle et si chrétienne, d’établir ses enfants ! Vous savez bien que j’ai peine à comprendre cette injustice ; c’est un bonheur que notre amour-propre se tourne précisément où il doit être. J’ai fait une réponse à M. de Carcassonne[1], que M. le chevalier a fort approuvées et qu’il appelle un chef-d’œuvre. Je l’ai pris à mon avantage ; et comme je le tiens à cent cinquante lieues de moi, je lui fais part de tout ce que je pense ; je lui dis qu’il faut approcher de ses affaires, qu’il faut les connaître, les calculer, les supputer, les régler, prendre ses mesures, savoir ce qu’on peut et ce qu’on ne peut pas ; que c’est cela seul qui le fera riche ; qu’avec cela rien ne l’empêchera de suffire à tout, et aux devoirs et aux plaisirs, et aux sentiments de son cœur pour un neveu dont il doit être la ressource ; qu’avec de l’ordre on va fort loin ; qu’autrement on ne fait rien, on manque à tout ; et puis il me prend un enthousiasme de tendresse pour M. de Grignan, pour son fils, pour votre maison, pour ce nom qu’il doit soutenir : j’ajoute que je suis inséparablement attachée à tout cela, et que ma douleur la plus sensible, c’est de ne pouvoir plus rien faire pour vous ; mais que je l’en charge, que je demande à Dieu de faire passer tous mes sentiments dans son cœur, afin d’augmenter et de redoubler tous ceux qu’il a déjà : enfin, ma fille, cette lettre est mieux rangée, quoique écrite impétueusement. M. le chevalier en eut les yeux rouges en la lisant ; et pour moi, je me blessai tellement de ma propre épée, que j’en pleurai de tout mon cœur. M. le chevalier m’assura qu’il n’y avait qu’à l’envoyer, et c’est ce que j’ai fait.

Vous me représentez fort plaisamment votre Savantasse ; il me fait souvenir du docteur de la comédie, qui veut toujours parler. Si vous aviez du temps, il me semble que vous pourriez tirer quelque avantage de cette bibliothèque ; comme il y a de bonnes choses et en quantité, on est libre de choisir ce qu’on veut : mais, hélas ! mon enfant, vous n’avez pas le temps de faire aucun usage de la beauté et de l’étendue de votre esprit ; vous ne vous servez que du bon et du solide, cela est fort bien ; mais c’est dommage que tout ne soit pas employé ; je trouve que M. Descartes y perd beaucoup.

Le maréchal d’Estrées va à Brest ; cela fait appréhender qu’il ne commande les troupes réglées : je crois cependant qu’on donnera

  1. Celui qu’on appelait le bel abbé avant qu’il ne fut évêque.