Page:Sévigné - Lettres choisies, Didot, 1846.djvu/604

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printemps charmants, ne mangeant que les meilleures choses du monde, nous couchant de bonne heure, et n’ayant aucune sorte d’incommodité. Nous sommes arrivées ici ce matin, nous n’en partirons que demain, pour être dans trois jours à Dol, et puis à Rennes : M. de Chaulnes nous attend avec des impatiences amoureuses. Nous avons été sur les bords de la mer à Dive, où nous avons couché : ce pays est très-beau, et Caen la plus jolie ville, la plus avenante, la plus gaie, la mieux située, les plus belles rues, les plus beaux bâtiments, les plus belles églises ; des prairies, des promenades, et enfin la source de tous nos plus beaux esprits[1]. Mon ami Segrais est allé chez messieurs de Matignon, cela m’afflige. Adieu, ma très-aimable, je vous embrasse mille fois. Vous voilà donc dans la poussière de vos bâtiments.


289. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.

À Rennes, mercredi 11 mai 1689.

Nous arrivâmes enfin hier au soir, ma chère enfant ; nous étions parties de Dol : il y a dix lieues ; c’est justement cent bonnes lieues que nous avons faites en huit jours et demi de marche. La poussière fait mal aux yeux ; mais trente femmes qui vinrent au-devant de madame la duchesse de Chaulnes, et qu’il fallut baiser au milieu de la poussière et du soleil, et trente ou quarante messieurs, nous fatiguèrent beaucoup plus que le voyage n’avait fait. Madame de Kerman en tombait, car elle est délicate : pour moi, je soutiens tout sans incommodité. M. de Chaulnes était venu à ladînée, il me lit de bien sincères amitiés. Je démêlai mon fils dans le tourbillon, nous nous embrassâmes de bon cœur ; sa petite femme était ravie de me voir. Je laissai ma place dans le carrosse de madame de Chaulnes à M. de Rennes, et j’allai avec M. de Chaulnes, madame de Kerman et ma belle-fille, dans le carrosse de l’évêque ; il n’y avait qu’une lieue à faire. Je vins chez mon fils changer de chemise, et me rafraîchir, et de là souper à l’hôtel de Chaulnes, où le souper était trop grand. J’y trouvai la bonne marquise de Marbeuf chez qui je revins coucher, et où je suis logée comme une vraie princesse de Tarente, dans une belle chambre meublée d’un beau velours rouge cramoisi, ornée comme à Paris, un bon lit où j’ai dormi admirablement, une bonne femme qui est ravie de m’avoir, une bonne amie qui a

  1. Jean-Renauld de Segrais, de l’Académie française, était de Caen, ainsi que Malherbe, Huet, etc.