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LIVRE DEUXIÈME.

modérée, allait toujours et abusait un peu de lui. Et hier, sous nos yeux, n’avons-nous pas vu de chers et tendres disciples rompant après douze années de communauté avec le prêtre le plus éloquent ? J’en puis parler : cela a été public ; les blessures ont saigné et crié devant tous. Lancelot n’eut et, on peut l'affirmer, n’aurait jamais eu rien à souffrir de tel dans sa relation toute sainte et solide avec M. de Saint-Cyran. Jusqu’à la fin, il put prendre à son égard pour touchante devise, et répéter, comme il le fit, cette parole de l’Écriture : Beati sunt qui te viderunt et in amicitia tua decorati sunt !

C’est que M. de Saint-Cyran était un directeur véritable et selon l’esprit. M. Arnauld était un grand docteur et un controversiste ; M. de La Mennais aussi est un écrivain polémique ardent : ni l’un ni l’autre n’étaient des directeurs[1].

Comme tel, le grand art, le grand don de M. de Saint-Cyran consistait à bien discerner et à classer les vocations, les talents et les dons mêmes des autres, ce qu’il appelait les desseins de Dieu sur eux. J’ai dit comment il essaya et jugea Lancelot, et, une fois jugé, le mit à l’emploi de maître qui lui était propre ; comment, d’autre part, il laissa et fixa M. Le Maître à la pure condition de solitaire : celui-ci, tout à fait hors du sanctuaire,

  1. Arnauld, au reste, le savait mieux que personne. Quand je dis qu’il abusait un peu de Nicole, c’était par pure impétuosité de zèle pour la vérité. Lors de leur séparation, il lui écrivit une très belle lettre pour mettre fin aux propos indiscrets des amis. Il ne voulait jamais diriger, et ne le fit que le moins possible. On a une lettre de lui à une religieuse de Rouen, laquelle, ayant lu ses écrits, se voulait mettre sous sa conduite (mars 1651) : il lui répond que les dons de Dieu sont différents dans ses serviteurs ; que, pour avoir été l’organe (très indigne) de la vérité par quelques livres, on n’est pas capable de conduire les âmes que touchent ces vérités ; et il la renvoie à M. Singlin, qui fit exprès un voyage à Rouen pour l’entendre.