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Page:Sand - Histoire de ma vie tomes 5a9 1855 Gerhard.djvu/241

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en mineur qui ne finissaient pas et qui endormaient peu à peu ma mélancolie ou qui provoquaient des larmes dont j’étais soulagée :

Ma mère, m’entends-tu ? je pleure et je soupire, etc.

Vers l’âge de douze ans, je m’essayai à écrire ; mais cela ne dura qu’un instant ; je fis plusieurs descriptions, une de la vallée noire, vue d’un certain endroit où j’allais souvent me promener, et l’autre d’une nuit d’été avec clair de lune. C’est tout ce que je me rappelle, et ma grand’mère eut la bonté de déclarer à qui voulait la croire que c’étaient des chefs-d’œuvre. D’après les phrases qui me sont restées dans la mémoire[1], ces chefs-d’œuvre-là étaient bons à mettre au cabinet. Mais ce que je me rappelle avec plus de plaisir, c’est que, malgré les imprudens éloges de ma bonne maman, je ne fus nullement enivrée de mon petit succès. J’avais dès lors un sentiment que j’ai toujours conservé ; c’est qu’aucun art ne peut rendre le charme et la fraîcheur de l’impression produite par les beautés de la nature, de même que rien dans l’expression ne peut atteindre à la force et à la spontanéité de nos émotions intimes. Il y a dans l’âme quelque chose de plus que dans la forme. L’enthousiasme, la rêverie, la passion, la douleur n’ont pas d’expression suffisante dans le domaine de l’art, quel que soit l’art, quel que soit l’artiste. J’en demande pardon aux maîtres : je les vénère et les chéris, mais ils ne m’ont jamais rendu ce que la nature m’a donné, ce que moi-même j’ai senti mille fois l’impossibilité de rendre aux autres.

  1. Il y avait, entre autres métaphores, une lune qui labourait les nuages, assise dans sa nacelle d’argent.