Page:Sand - Journal intime.pdf/35

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parce que tu ne peux pas te nier à toi-même ta vérité d’aujourd’hui. Eh bien, je vois que tu es bon comme un agneau avec tes colères de lion. Je vois bien que tout le monde est entre nous, et que tu ne peux pas ôter de devant tes yeux l’injure qui t’a été faite par moi. Mais tu ne peux pas ôter de ton cœur la compassion et l’amitié.

Pauvre Alfred, si personne ne le savait, tu me pardonnerais. Mais il y a M. Tattet, qui dirait d’un air bête : « Dieu ! quelle faiblesse, » lui qui pleure quand il est saoul dans le giron de mademoiselle Déjazet. Il y a messieurs tel ou tel, et ces dames du salon esthétique qui diraient : « C’est bien pitoyable, c’est bien ridicule. » Et on aime mieux être malheureux et fou, car, qu’est-ce donc de pardonner quand on est sûr d’être aimé ! Ah, si j’avais été sûre que tu dusses m’aimer réellement quand tu as quitté Venise, que tu dusses souffrir ce que je souffre aujourd’hui, je me serais coupé une main, je te l’aurais présentée en te disant : « Voilà une main menteuse et sale. Jetons-la dans la mer et que le sang qui en coulera lave l’autre. Prends-la et mène-moi au bout du monde. » Si tu devais accepter cette main ainsi lavée, je le ferais bien encore. Veux-tu ?

Mais à qui s’adresse tout cela ? Est-ce à vous, murs de ma chambre, échos de sanglots et de cris ? Est-ce à toi, portrait silencieux et grave ? À toi, crâne effrayant, plein d’un poison plus sûr que