Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/10

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semble le paradoxe et l’erreur, quel est l’homme cultivé qui tolérerait d’entrer en relations avec une pensée avec laquelle il se trouverait en désaccord sur tous les points à peu près où il a son siège fait et où il croit posséder la vérité ? Et en outre, quelle ne serait pas la désillusion de ceux qui, ayant pris l’ouvrage sur son titre, n’y trouveraient rien de ce qu’ils s’attendaient à y trouver, par cette seule raison qu’ils ont appris l’art de spéculer chez un grand philosophe[1], auteur de livres attendrissants, mais qui a une seule petite faiblesse : c’est de prendre toutes les idées qu’il a apprises et reçues dans son esprit avant l’âge de quinze ans, comme autant de pensées fondamentales et innées de l’esprit humain. En vérité, la déception ici encore serait trop forte. Aussi mon avis aux lecteurs en question est bien formel : qu’ils mettent mon livre de côté.

Mais je sens qu’ils ne me tiendront pas quitte à si bon compte. Voilà un lecteur qui est arrivé à la fin d’une préface, pour y trouver le conseil ci-dessus : il n’en a pas moins dépensé son bel argent blanc ; comment pourra-t-il rentrer dans ses frais ? — Je n’ai plus qu’un moyen de m’en tirer : je lui rappellerai qu’il y a bien des moyens d’utiliser un livre en dehors de celui qui consiste à le lire. Celui-ci pourra, à l’instar de beaucoup d’autres, servir à remplir un vide dans sa bibliothèque : proprement relié, il y fera bonne figure. Ou bien, s’il a quelque amie éclairée, il pourra le déposer sur sa table à ouvrage ou sur sa table à thé. Ou bien enfin, — ce qui vaudrait mieux que tout et ce que je lui recommande tout particulièrement, — il pourra en faire un compte-rendu critique.


Ceci soit dit pour plaisanter : mais, dans cette existence dont on ne sait si l’on doit rire ou pleurer, il faut bien faire à la plaisanterie sa part ; il n’est pas un journal assez grave pour s’y refuser. Maintenant, pour revenir au sérieux, je présente ce livre au public avec la ferme conviction que tôt ou tard il rencontrera ceux pour qui seuls il est fait ; au surplus, je me repose tranquillement sur cette pensée, qu’il aura lui aussi la destinée réservée à toute vérité, à quelque ordre de savoir qu’elle se rapporte, et fût-ce au plus important : pour elle un triomphe d’un instant sépare seul le long espace de temps où elle fut taxée de paradoxe, de celui où elle sera rabaissée au rang des banalités. Quant à l’inventeur, le plus souvent il ne voit de ces trois époques que la première ; mais qu’importe ? si l’existence humaine est courte, la vérité a les bras longs et la vie dure : disons donc la vérité.

Écrit à Dresde, août 1818.

  1. Jacobi.