Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/11

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

PRÉFACE DE LA DEUXIÈME ÉDITION




Ce n’est pas à mes contemporains, ce n’est pas à mes compatriotes, c’est à l’humanité que j’offre mon œuvre cette fois achevée, dans l’espérance qu’elle en pourra tirer quelque fruit : si tard que ce soit, il ne m’importe, car tel est le lot ordinaire de toute œuvre bonne en quelque genre que ce soit, d’avoir beaucoup à attendre pour être reconnue telle. Oui, c’est pour l’humanité, non pour la génération qui passe, tout occupée de son rêve d’un instant, que ma tête a, presque contre le gré de ma volonté, consacré toute une longue vie d’un travail ininterrompu à ce livre. Il est vrai que le public, tout ce temps durant, n’y a pas pris intérêt ; mais je ne vais pas là-dessus prendre le change : je n’ai cessé de voir d’autre part le faux, le mauvais, et à la fin l’absurdité et le non-sens[1], entourés de l’admiration et du respect universel ; j’ai de la sorte appris ceci : qu’il faut bien que les esprits capables de reconnaître ce qui est solide et juste soient tout à fait rares, rares au point qu’on peut passer douze années à en chercher autour de soi sans en trouver ; sans quoi il ne se pourrait pas que les esprits capables de produire les œuvres justes et solides fussent eux-mêmes assez rares, pour que leurs œuvres fissent exception et saillie au milieu du cours banal des choses terrestres, et pour qu’enfin ils pussent compter sur la postérité, perspective qui leur est indispensable pour refaire et revivifier leurs forces. — Celui qui prend à cœur, qui prend en main une œuvre sans utilité matérielle, doit d’abord n’attendre aucun intérêt de la part de ses contemporains. Ce à quoi il peut s’attendre, par exemple, c’est à voir une apparence vaine de la réa-

  1. La Philosophie de Hegel.