Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/177

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éléments de sa nourriture. De là vient la nécessité de la locomotion déterminée par des motifs, et, pour cela, celle de la connaissance, qui intervient, à ce degré d’objectivation de la volonté, comme un auxiliaire, comme une μηχανη indispensable à la conservation de l’individu et à la propagation de l’espèce. Elle apparaît, représentée par le cerveau ou par un gros ganglion, de même que toute autre tendance ou destination de la volonté, lorsqu’elle s’objective, est représentée par un organe, c’est-à-dire se manifeste à la perception sous la forme d’un organe[1]. — Mais, dès que cet auxiliaire ou μηχανη est intervenu, le monde comme représentation surgit tout à coup, avec toutes ses formes d’objet et de sujet, de temps, d’espace, de pluralité et de causalité. Le monde se manifeste alors sous sa seconde face. Jusqu’ici il était uniquement volonté, maintenant il est aussi représentation, objet du sujet connaissant. La volonté, qui développait auparavant son effort, dans les ténèbres, avec une sûreté infaillible, arrivée à ce degré, s’est munie d’un flambeau, qui lui était nécessaire pour écarter le désavantage résultant, pour ses phénomènes les plus parfaits, de leur surabondance et de leur variété. La sûreté, la régularité impeccable avec laquelle elle procédait, dans le monde inorganique comme dans le règne végétal, en qualité de tendance aveugle, provient de ce que, au début, elle était seule à agir, sans le concours mais aussi sans l’embarras que lui apporte un nouveau monde tout différent, celui de la représentation : bien qu’il reflète l’essence même de la volonté, il a pourtant une tout autre nature, et intervient maintenant dans l’enchaînement de ses phénomènes.

Ici s’arrête l’infaillible sûreté de la volonté. L’animal est déjà exposé à l’illusion, à l’apparence. Mais il n’a que des représentations intuitives ; il est dépourvu de concepts, de réflexion, enchaîné au présent, incapable de prévoir l’avenir. — Il semble, dans bien des cas, que cette connaissance dépourvue de raison ne soit pas suffisante pour le but qu’il poursuit et qu’elle ait besoin d’un auxiliaire ; car ce phénomène très curieux se présente à nous, que l’activité aveugle de la volonté et celle qui est éclairée par la connaissance empiètent d’une façon frappante sur le domaine l’une de l’autre, en revêtant deux formes différentes de manifestation. La première est celle-ci : parmi les actes des animaux dirigés par la connaissance intuitive et par les motifs qui en dérivent, nous en trouvons qui en sont dépourvus, qui, par conséquent, s’accomplissent avec la nécessité d’une volonté agissant aveuglément. L’autre cas, opposé au premier, se présente lorsque inversement c’est la lumière de la

  1. Voir le chapitre XXII du Supplément et, dans mon ouvrage la Volonté dans la nature, les pages 54 et suivantes et 70-79 de la 1re édition, ou les pages 46 et suivantes ainsi que 63-72 de la 2e édition.