Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/230

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qui possède cette propriété ; elle est même capable de provoquer le plaisir esthétique chez l’homme le plus insensible, ne fût-ce que pour un instant ; il est curieux de voir avec quelle insistance le monde végétal en particulier nous sollicite et pour ainsi dire nous contraint à le contempler ; c’est à croire qu’une pareille insistance tient à ce que ces êtres organiques ne constituent point par eux-mêmes, comme les animaux, un objet immédiat de connaissance ; ils aspirent à rencontrer un individu étranger, doué d’intelligence, pour passer du monde de la volonté aveugle dans celui de la représentation ; ils désirent, en quelque sorte, ce passage ; et ils désirent obtenir — tout au moins indirectement — ce qu’il leur est impossible d’obtenir immédiatement. Je ne fais que mentionner cette idée un peu hasardée ; peut-être confine-t-elle à la rêverie ; en tout cas, il n’y a qu’une très intime et très profonde contemplation de la nature qui la puisse suggérer ou confirmer[1]. Tant que la nature se borne à s’offrir ainsi, tant que la richesse de signification, tant que la netteté des formes, exprimant les Idées qui s’y individualisent, ne font que nous élever de la connaissance asservie à la volonté, de la connaissance des simples relations jusqu’à la contemplation esthétique, et que nous nous érigeons ainsi en sujet connaissant exempt de volonté, ce n’est que le beau qui agit sur nous, ce n’est que le sentiment de la beauté qui est provoqué en nous. Mais supposons que ces objets, dont les formes significatives nous invitent à la contemplation, se trouvent dans un rapport d’hostilité avec la volonté telle qu’elle se traduit dans son objectité, c’est-à-dire avec le corps humain ; supposons que ces objets soient opposés à la volonté, qu’ils la menacent avec une force victorieuse de toute résistance ou qu’ils la réduisent à néant par le contraste de leur grandeur démesurée ; si, malgré tout, le spectateur ne porte point son attention sur ce rapport d’hostilité que sa volonté doit subir ; si, au contraire, bien qu’il perçoive et admette ce rapport, il en fait consciemment abstraction ; s’il se dégage violemment de la volonté et de ses relations pour s’absorber tout entier dans la connaissance ; si, en sa qualité de sujet connaissant pur, il contemple d’une manière sereine des objets redoutables pour la volonté ; s’il se borne à concevoir ces Idées étrangères à toute relation ; si, par suite, il s’arrête avec plaisir dans cette contemplation ; si enfin il s’élève, par le fait, au-dessus de lui-même, au-dessus de sa personnalité, au-dessus de sa volonté, au-dessus de toute volonté : — dans ce cas, c’est le sentiment du

  1. Je suis d’autant plus heureux et surpris aujourd’hui de découvrir l’expression de ma pensée dans saint Augustin, quarante ans après le jour où je l’ai écrite moi-même avec tant de timidité et d’hésitation : « Arbusta formas suas varias, quibus mundi hujus visibilis structura formosa est, sentiendas sensibus præbent ; at, pro eo, quod nosse non possunt, quasi innolescere velle videantur. » (De civ. Dei, XI, 27.)