Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/248

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profession indispensable, elle n’obtenait en même temps une place sûre et honorable parmi les métiers. Il est encore un autre art qui, justement faute de cette condition, ne peut prendre place fraternellement à côté de l’architecture, bien qu’au point de vue esthétique il en soit, à proprement parler, le pendant : je veux parler de l’hydraulique artistique. Toutes deux, en effet, représentent l’Idée de la pesanteur ; l’architecture la représente conjointement avec l’Idée de résistance ; l’hydraulique, au contraire, nous la montre associée à la fluidité, laquelle a pour caractère l’absence de formes, la mobilité parfaite, la transparence. Une cascade qui se précipite sur les rochers avec de l’écume et des gémissements, une cataracte qui se pulvérise sans bruit, une fontaine qui lance dans l’air ses colonnes d’eau, un lac immobile et clair comme un miroir, tout cela exprime les Idées de la matière fluide et pesante, de même que les œuvres de l’architecte représentent celles de la matière résistante. L’hydraulique pratique ne peut servir de prétexte à l’hydraulique artistique ; leurs buts sont, en général, incapables de se concilier, sauf quelques cas exceptionnels, comme, par exemple, la cascata di Trevi à Rome[1].


§ 44.


Nous venons de voir ce que l’architecture et l’hydraulique sont capables de faire pour les degrés inférieurs de l’objectité de la volonté ; pour les degrés supérieurs, qui correspondent à la nature végétale, l’art des jardins remplit dans une certaine mesure le même rôle. Pour qu’un paysage soit beau, il faut avant tout qu’il réunisse une grande richesse de productions naturelles ; il faut ensuite que chacune d’elles se distingue nettement, se détache clairement, tout en respectant à la fois l’unité et la variété de l’ensemble. Ce sont ces deux conditions que l’art des jardins cherche à mettre en relief ; toutefois il est loin d’être maître de sa matière comme l’architecture l’est de la sienne, et cela gêne son action. Le genre de beauté qu’il a mission de dégager appartient presque exclusivement à la nature : l’art proprement dit n’a presque rien à y voir. En revanche, il est singulièrement impropre à corriger les défauts de la nature, et, lorsque celle-ci contrarie ses efforts au lieu de les favoriser, il est presque frappé d’impuissance.

Le monde des plantes peut toujours provoquer la contemplation

  1. À ce paragraphe se rattache le chapitre XXXV des Suppléments.