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Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/247

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raison, en ce qu’il s’élève jusqu’à la connaissance propre au sujet connaissant pur, exempt de volonté ; le plaisir consiste, en un mot, dans la contemplation même, affranchie de toutes les misères du vouloir et de l’individualité. — C’est à ce point de vue qu’il y a contraste entre l’architecture et le drame qui, dans les beaux-arts, occupe le pôle opposé ; c’est le drame qui nous révèle les Idées les plus riches en signification ; aussi, dans la jouissance esthétique que nous procure le drame, le côté objectif est-il tout à fait dominant.

Il y a, entre l’architecture, d’une part, les arts plastiques et la poésie, de l’autre, la différence suivante : l’architecture ne fournit point une copie, mais la chose même ; elle ne reproduit point, comme les autres arts, une Idée, grâce à laquelle la vision de l’artiste passe jusque dans le spectateur ; en architecture, l’artiste met simplement l’objet à la portée du spectateur, il lui facilite la conception de l’Idée, en amenant l’objet individuel et réel à exprimer son essence d’une manière claire et complète.

Les œuvres de l’architecture, contrairement à celles des autres arts, n’ont que très rarement une destination purement esthétique : elles sont soumises à d’autres conditions tout étrangères à l’art, tout utilitaires ; par suite, le grand mérite de l’artiste consiste à poursuivre et à atteindre le but esthétique, tout en tenant compte d’autres nécessités ; pour arriver à cette conciliation, il lui faut tâcher d’accorder par divers moyens les fins esthétiques avec les fins utilitaires ; il lui faut déterminer avec sagacité quel est le genre de beauté esthétique et architectonique qui se prête, qui convient à la construction d’un temple, d’un palais, d’un arsenal. À mesure que la rigueur du climat multiplie les exigences et les besoins de la pratique, à mesure qu’elle les rend étroites et impérieuses, la recherche du beau en architecture se renferme dans un champ plus restreint. C’est dans les climats tempérés de l’Inde, de l’Égypte, de la Grèce et de Rome, où les exigences de la pratique étaient beaucoup moindres et moins étroites, que l’architecture pouvait poursuivre à loisir ses fins esthétiques ; sous le ciel du Nord elle ne put accomplir librement sa destinée : forcée de faire des clôtures, des toits aigus et des tours, contrainte d’enfermer son développement artistique dans des limites très étroites, elle dut, pour compenser, faire des emprunts beaucoup plus considérables aux ornements de la sculpture ; c’est ce que nous observons dans l’architecture gothique.

Toutes ces nécessités de la pratique sont, pour l’architecture, autant d’entraves ; pourtant elles lui procurent, d’autre part, un puissant point d’appui ; car, vu les dimensions et le prix de ses ouvrages, vu la sphère restreinte de son activité esthétique, elle ne pourrait subsister uniquement comme art, si, en sa qualité de