Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/312

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la floraison, à la fructification : là est le résumé de toute son existence, de tous ses efforts ; et ce qui, dans ce résultat, était l’objet de son aspiration, son but unique, c’est de réaliser par milliers et non plus un à un ces produits qu’elle cherche : des individus pareils à elle. Entre son travail pour créer le fruit, et le fruit même, il y a le même rapport qu’entre le livre manuscrit et l’imprimerie. Visiblement il en est de même pour les bêtes. La nutrition n’est qu’une génération lente, la génération qu’une nutrition élevée à une puissance supérieure, et le plaisir qui l’accompagne une exaltation du bien-être que cause la vie. D’autre part, les excrétions, les pertes de substance qui se font par la respiration et autrement, ne sont qu’un diminutif de la mort, corrélatif de la génération. Eh bien, si nous savons, nous contenter de conserver notre forme sans porter le deuil de la matière que nous abandonnons, nous devons en faire autant quand la mort vient nous imposer un abandon plus étendu, total même, mais tout semblable à celui que nous subissons chaque jour, à chaque heure, par la simple excrétion. Devant l’un nous sommes indifférents : pourquoi reculer d’horreur devant l’autre ? De cette hauteur-là, nous ne trouvons pas l’absurdité moindre, de souhaiter la perpétuité de notre existence individuelle, alors qu’elle doit être continuée par d’autres individus, que de souhaiter conserver la matière de notre corps, au lieu de la laisser remplacer insensiblement par d’autre : il ne nous paraît pas moins fou d’aller embaumer les cadavres qu’il ne le serait de conserver précieusement les résidus quotidiens du corps. Et si l’on parle de la conscience, qui est individuelle, liée à un corps particulier, eh bien n’est-elle pas chaque jour, par le sommeil, totalement interrompue ? Du sommeil profond à la mort, outre que le passage se fait parfois tout insensiblement, ainsi dans les cas de congélation, la différence, tant que le sommeil dure, est absolument nulle : elle ne se marque qu’au regard de l’avenir, par la possibilité du réveil. La mort, c’est un sommeil, où l’individualité s’oublie : tout le reste de l’être aura son réveil, ou plutôt il n’a pas cessé d’être éveillé[1].

  1. Voici encore une réflexion qui pourra aider quelques lecteurs, ceux qui ne la trouveront pas trop subtile pour leur esprit, à bien se démontrer que l’individu est un pur phénomène, et n’est pas la chose en soi. L’individu est, d’une part, le sujet de la connaissance, et par là, la condition complémentaire, la clef de voûte sur laquelle repose la possibilité du monde entier ; et d’autre part, il est une des formes visibles sous lesquelles se manifeste cette même volonté, qui est présente en toutes choses. Or, cette essence double qui est la nôtre n’a pas sa racine dans quelque unité réelle en soi : sans quoi, nous prendrions conscience de notre moi en lui-même et indépendamment des objets de connaissance et de volonté ; mais c’est ce qui nous est impossible de toute impossibilité : dès que nous nous avisons de pénétrer en nous-mêmes, et que, dirigeant l’œil de notre esprit vers le dedans, nous voulons nous contempler, nous ne réussissons qu’à aller nous perdre dans un vide sans fond ; nous nous faisons à nous-mêmes