Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/331

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qu’il sache ce qu’on peut faire de la richesse, et pour soi-même et pour autrui ; ce n’est pas assez que la souffrance des autres lui soit mise sous les yeux : il est encore besoin qu’il sache ce que c’est que souffrance et ce que c’est que jouissance. Or il peut bien, en une première rencontre, ne pas savoir aussi parfaitement toutes ces choses, qu’à la seconde ; si alors, en des circonstances pareilles, il agit diversement, cela tient tout uniment à ce que les circonstances étaient en réalité différentes : elles l’étaient pour la partie qui dépend de son intelligence, et cela en dépit de leur identité apparente. — De même que l’ignorance où l’on est de certaines circonstances, même réelles, leur enlève toute efficacité, de même aussi des circonstances, tout imaginaires, peuvent agir comme si elles étaient réelles, et cela non seulement à la façon d’une illusion passagère, mais de façon à posséder l’homme, tout entier et pour longtemps. Soit par exemple un homme bien convaincu que, pour un bienfait accompli dans cette vie, il sera payé au centuple dans la vie future : cette conviction sera pour lui comme une lettre de change de bon papier à très longue échéance, elle pèsera du même poids, et il pourra par égoïsme faire le généreux, aussi bien qu’il eût pu, avec d’autres idées, et toujours par égoïsme, faire l’avide. Mais, pour changé, il ne l’est point : « velle non discitur. » C’est grâce à cette puissante influence de l’intelligence sur la pratique, sans altération de la volonté, que peu à peu le caractère se développe et se révèle avec ses traits divers. De là vient que d’âge en âge il change : à une jeunesse de légèreté, de folie, succède une maturité régulière, sage, virile. Souvent c’est un fond de méchanceté, qui, avec le temps, se montre, éclate de plus en plus ; parfois aussi les passions auxquelles on avait donné carrière durant la jeunesse, plus tard, librement, on leur serre la bride : tout cela, parce que les motifs contraires se sont alors seulement révélés. Voilà aussi pourquoi tous en commençant nous sommes innocents : cela veut simplement dire que personne, ni nous, ni les autres, ne connaît ce qu’il y a de mauvais dans notre nature ; il faut les motifs pour le mettre au jour, et c’est le temps seul qui apportera les motifs. A la longue, seulement, nous apprenons à nous connaître, à voir combien nous différons de ce que nous pensions être : et la découverte souvent a de quoi nous faire horreur.

L’origine du regret n’est jamais dans un changement de la volonté, il n’en est point de tels, mais dans un changement de la pensée. Ce que j’ai une fois voulu, tout au moins l’essentiel, le fond de ce que j’ai voulu, je dois le vouloir encore : car je suis ce même vouloir, supérieur au temps et au changement. Ce que je peux regretter, ce n’est donc pas ce que j’ai voulu, mais bien ce que j’ai fait : induit en erreur par de fausses notions, j’ai agi peu confor-