Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/364

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

chose secondaire ici ; ce dont il s’agit, c’est, s’il y a volonté, quelle en est l’intensité. C’est seulement par les motifs que la volonté devient visible, comme l’œil a besoin de la lumière pour exercer sa faculté de voir. Le motif, en général, est devant la volonté comme un Protée aux mille figures : il est la promesse d’une satisfaction pleine et continue, d’un apaisement de la soif de vouloir ; mais ce but est-il atteint, le voilà qui change d’aspect, revient et de nouveau met la volonté en branle, avec une force proportionnelle à ce qu’elle a d’énergie et au rapport qu’elle entretient avec l’intelligence, les deux éléments qui, grâce à ces preuves et exemples, se révèlent à nos yeux et forment le caractère empirique.

L’homme, dès qu’il commence à se connaître, se voit occupé à vouloir, et en règle générale son intelligence demeure en un rapport constant avec sa volonté. Il commence par chercher à bien connaître les objets de sa volonté, puis les moyens d’y atteindre. Alors il voit ce qu’il a à faire, et d’ordinaire ne cherche à rien savoir d’autre. Il agit, peine : la conscience qu’il a, de travailler toujours à la fin que poursuit sa volonté, le tient en haleine et en train ; sa pensée s’occupe au choix des moyens. Telle est la vie de presque tous les hommes : ils veulent, ils savent ce qu’ils veulent, ils le recherchent avec assez de succès pour échapper au désespoir, assez d’échecs pour échapper à l’ennui avec ses suites. De là une certaine allégresse, ou du moins une paix intérieure, où ni richesse ni pauvreté n’ont pas grand’chose à voir : le riche ni le pauvre ne jouissent de ce qu’ils ont, car, on a vu pourquoi, leurs biens ne les touchent que négativement ; ce qui les tient en cet état, c’est l’espoir des biens qu’ils espèrent comme prix de leurs peines. Ils travaillent donc, vont de l’avant, sérieux, l’air important même : tels les enfants appliqués à leur jeu. — C’est par exception seulement qu’une telle vie voit son cours troublé, l’intelligence s’étant affranchie du service de la volonté, et s’étant mise à considérer l’essence même de l’univers, d’une façon générale ; elle aboutit alors, soit, pour satisfaire le besoin esthétique, à un état contemplatif, soit, pour satisfaire le besoin moral, à un état d’abnégation. Mais la plupart des hommes fuient, leur vie durant, devant le besoin, qui ne les laisse pas s’arrêter, réfléchir. Au contraire, souvent la volonté en eux s’exalte jusqu’à une affirmation extraordinairement énergique du corps, d’où sortent des appétits violents, de puissantes passions : alors l’individu ne s’en tient pas à affirmer sa propre existence, il nie celle de tous les autres, et tâche de les supprimer dès qu’il les trouve sur son passage.

La conservation du corps à l’aide de ses propres forces est encore un degré bien humble de l’affirmation de la volonté ; et si, librement, elle s’en tenait là, on pourrait admettre qu’à la mort,