Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/380

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l’affirmation de la volonté en tant qu’elle a pour symbole objectif son corps, sous peine de nier la même volonté en tant qu’elle se manifeste en un autre individu ; ensuite, il aurait encore pour objet de déterminer quelles sont les actions par lesquelles on transgresse ces limites, autrement dit celles qui sont injustes et contre lesquelles on peut par suite se défendre sans injustice. De la sorte, ce serait toujours bien l’action qui resterait le but de toute cette étude.

Maintenant, dans le domaine de l’expérience extérieure apparaît, accidentellement, l’injustice reçue : c’est là que se manifeste, avec une clarté sans égale, ce phénomène, la lutte de la volonté de vivre contre elle-même ; et cette lutte a pour causes la multiplicité des individus et l’égoïsme, deux choses qui n’existeraient pas sans le principe d’individuation, cette forme sous laquelle seule le monde peut être représenté dans l’intelligence de l’être individuel. Déjà plus haut nous l’avons vu : c’est dans cette lutte que plus d’une des douleurs inséparables de la vie humaine prend sa source ; source intarissable, d’ailleurs.

Or tous ces individus ont un don commun, la raison. Grâce à elle, ils ne sont plus, comme les bêtes, réduits à ne connaître que le fait isolé : ils s’élèvent à la notion abstraite du tout et de la liaison des parties du tout. Grâce à elle, ils ont vite su remonter à l’origine des douleurs de cette sorte, et ils n’ont pas tardé à apercevoir le moyen de les diminuer, de les supprimer même dans la mesure du possible. Ce moyen, c’est un sacrifice commun, compensé par des avantages communs supérieurs au sacrifice. En effet, si, à l’occasion, il est agréable à l’égoïsme de l’individu de commettre une injustice, d’autre part sa joie a un corrélatif inévitable : l’injustice commise par l’un ne peut pas ne pas être soufferte par l’autre, et la souffrance, pour ce dernier, est très forte. Que la raison poursuive ; qu’elle s’élève jusqu’à la considération du tout ; qu’elle dépasse le point de vue où se tient l’individu, et d’où l’on n’aperçoit qu’un côté des choses ; qu’elle échappe un instant à la dépendance où elle se trouve à l’égard de cet individu en qui elle est incorporée : alors elle verra que la jouissance produite dans l’un des individus par l’acte injuste est balancée, emportée par une souffrance plus grande en proportion, qui se produit chez l’autre. Elle s’apercevra encore que, tout étant laissé au hasard, chacun doit redouter d’avoir moins souvent à goûter le plaisir de faire l’injustice qu’à endurer l’amertume d’en pâtir. De tout cela la Raison conclut que si l’on veut d’abord affaiblir la somme des souffrances à répartir entre les individus, et aussi la répartir le plus uniformément possible, le meilleur moyen, le seul, c’est d’épargner à tout le monde le chagrin de l’injustice reçue, et pour cela de faire renoncer tout le monde au plaisir que peut donner l’injustice commise. — Peu à peu l’égoïsme, guidé par la