Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/382

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à se soucier de la volonté, ni de l’intention en elle-même ; il n’a affaire qu’au fait (soit accompli, soit tenté), et il le considère chez l’autre terme de la corrélation, chez la victime ; pour lui donc il n’y a de réel que le fait, l’événement. Si parfois il s’enquiert de l’intention, du but, c’est uniquement pour expliquer la signification du fait. Aussi l’État ne nous interdit pas de nourrir contre un homme des projets incessants d’assassinat, d’empoisonnement, pourvu que la peur du glaive et de la roue nous retienne non moins incessamment et tout à fait sûrement de passer à l’exécution. L’État n’a pas non plus la folle prétention de détruire le penchant des gens à l’injustice, ni les pensées malfaisantes ; il se borne à placer, à côté de chaque tentation possible, propre à nous entraîner vers l’injustice, un motif plus fort encore, propre à nous en détourner ; et ce second motif, c’est un châtiment inévitable ; aussi le code criminel n’est-il qu’un recueil, aussi complet qu’il se peut, de contre-motifs destinés à prévenir toutes les actions coupables qu’on a pu prévoir : seulement, action et contre-motif y sont exprimés en termes abstraits ; à chacun d’en faire, le cas échéant, l’application concrète. A cet effet, la théorie de l’État, ou théorie des lois, empruntera à la morale un de ses chapitres, celui qui traite du droit, où sont posées les définitions du Droit et de l’Injuste pris en eux-mêmes, et où sont ensuite et par voie de conséquence tracées les limites précises qui séparent l’un de l’autre ; seulement, elle ne les empruntera que pour en prendre le contre-pied : partout où la morale pose des bornes qu’on ne doit pas franchir, si l’on ne veut pas commettre une injustice, elle considérera ces mêmes bornes de l’autre côté ; elle y verra les bornes que l’on ne doit pas laisser franchir par les autres, si l’on ne veut pas en recevoir d’injustice, et qu’on a par conséquent le droit de défendre contre toute transgression. Donc ces bornes, elle ne les regarde que du côté où se trouve celui qu’on peut nommer la victime éventuelle, et elle s’occupe de les fortifier en dedans. On a appelé ingénieusement l’historien un prophète retourné : eh bien, on pourrait de même appeler le théoricien du droit un moraliste retourné ; alors la théorie du droit, au sens propre des mots, la théorie des droits que chacun peut s’arroger, serait la morale retournée ; elle le serait du moins pour un des chapitres de la morale, celui où sont exposés les droits qui ne doivent point être violés. Ainsi la notion de l’injuste, et celle de la négation du droit que l’injuste enferme, notion qui est d’ordre moral par origine, devient juridique : son point de départ pivote sur lui-même, et s’oriente du côté passif au lieu de rester orienté vers le côté actif ; cette notion opère donc une conversion.

Voilà, — sans parler de là doctrine du droit selon Kant, où la construction de l’État se déduit de l’impératif catégorique, et devient