Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/434

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bouche et par une crainte hypocrite du souverain Juge, mais avec un profond sérieux et sans aucun désir de vengeance. Que dis-je ? ils aiment leurs souffrances et leur mort, car ils sont entrés dans la négation du vouloir-vivre ; souvent même ils refusent le salut qu’on leur offre et ils meurent de leur plein gré, avec tranquillité et bonheur. C’est que le dernier secret de la vie s’est révélé à eux, dans l’excès même de la souffrance ; ils ont compris que la douleur et le mal, que la souffrance et la haine, que le crime et le criminel, qui se distinguent si profondément dans la connaissance soumise au principe de raison, ne sont qu’une seule et même chose au fond, la manifestation de cette unique Volonté de vivre, qui objective sa lutte avec elle-même, au moyen du principe d’individuation : ils ont appris à connaître les deux faces des choses, le mal et la méchanceté, et, les ayant reconnues identiques, ils renoncent à l’une et à l’autre, et se dérobent au vouloir-vivre. Comme je l’ai déjà dit, peu importent les mythes et les dogmes, sous la forme desquels ils rendent compte à leur raison de cette connaissance immédiate et intuitive et de leur conversion.

A coup sûr, Mathias Claudius avait été témoin d’une semblable métamorphose du sentiment, lorsqu’il écrivit dans le Messager de Wandsbeck (part. I, p. 115) ce remarquable article, qu’il intitula Conversion de…, et dont voici la conclusion : « La pensée de l’homme peut aller d’un point de la périphérie au point opposé, et revenir ensuite à son point de départ, si les circonstances lui en fournissent l’occasion. De semblables revirements ne sont pas précisément ce qu’il y a de plus élevé et de plus intéressant dans la nature humaine. Mais cette merveilleuse conversion catholique, cette métamorphose transcendantale, où le cercle de la pensée est irrévocablement brisé, où toutes les lois de la psychologie deviennent inutiles et vaines, où non seulement l’individu retourne son manteau, mais dépouille entièrement le vieil homme, où les écailles lui tombent des yeux, voilà une de ces choses tellement surprenantes, que quiconque a encore un peu de souffle dans les naseaux abandonnera son père et sa mère pour la voir et l’entendre de plus près. »

L’approche de la mort et le désespoir ne sont pas d’ailleurs absolument indispensables pour arriver à cette purification par la douleur. Un grand malheur ou une grande souffrance peut aussi amener en nous la notion très vive de la lutte du vouloir-vivre avec lui-même, et nous faire comprendre l’inutilité de l’effort. Aussi on a vu souvent des hommes dont l’existence tumultueuse avait été en proie au conflit des passions, des rois, des héros, des aventuriers, se convertir soudainement, et, tout entiers à la résignation et au repentir, se faire moines ou solitaires. C’est à cela que reviennent