Page:Senancour - Rêveries, 1833.djvu/363

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ses pages à un petit nombre de lignes, et de préparer de la sorte un ouvrage sans longueurs, malgré des repos. Il y consacrera ses forces ; il y travaillera durant un demi-siècle, et il se trouvera le premier homme de son temps. Néanmoins après lui un autre génie sera suscité pour s’élever d’une autre manière que nul ne sait bien aujourd’hui, et quand il aura ainsi triomphé des siècles précédens, il aura fait peu de chose. Qu’est-ce que l’homme peut faire ?

Une pensée forte qu’inspire l’inépuisable activité de la nature, une pensée hardie, mais qui, nécessairement indécise, pressent encore, et invoque d’autres lumières, une parole de l’ame n’est vraiment produite au dehors, et ne reste dans le domaine des générations que si elle est rendue avec toute la justesse, avec le bonheur que comporte le génie de la langue dont il faut subir les entraves. Ainsi nul ne pourra jamais dire : on n’ira pas plus loin dans d’autres siècles, ou dans d’autres idiomes. Mais, de tant d’écrivains, dans les divers âges, celui-là seul parle réellement aux hommes qui, laissant presque en oubli et l’art et les exemples, pour s’arrêter avec discernement à son idée la plus intime, parvient à l’exprimer dans les termes qu’elle demande. Si une faculté essentielle nous a été accordée, c’est celle de transmettre les mouvemens de l’ame. Ce que le pensée quand elle est profonde, ce que le style alors conserve de vague, de non terminé, se rattache à l’avenir : on devient ainsi un frêle anneau d’une chaîne longue et peut-être utile, celle des intelligences humaines, qui peuvent elles-mêmes se rattacher à d’autres intelligences.