Page:Senancour - Rêveries, 1833.djvu/373

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passions les plus grossières serait une étrange raison. Il n’est pas moins singulier que Bernardin parle du sentiment comme d’un guide sûr ? Quelques lignes auparavant il a remarqué que le sentiment était aveugle dans ses désirs. Pourquoi d’ailleurs ne dirait-on pas comme Bernardin, et dans un sens beaucoup plus naturel : Est-ce que chaque passion n’a pas son sentiment. Bernardin est tombé dans cette extrême erreur parce qu’il n’a pas distingué les divers acceptions du mot raison : il a voulu dire que chaque passion avait ses motifs. Comment le sentiment réprimerait-il les passions ? Elles ne sont autres que des sentimens.

Où en serions-nous si les hommes réunis voulaient ne céder qu’à leurs divers sentimens ? Par quels moyens convaincre, ou même réfuter un homme qui éprouve, ou qui prétend éprouver, un sentiment contraire à l’intérêt général ? Quand on oppose un sentiment à un autre, c’est un choc, ce n’est pas un éclaircissement. La raison seule pourrait souvent démontrer ce qui est vrai, et réduire même au silence quiconque aurait cherché des prétextes pour colorer l’injustice. Si la raison elle-même est insuffisante, c’est que l’instinct ou le sentiment qui sépare chaque homme de la plupart des autres hommes est encore trop écouté du plus grand nombre.

Le sentiment est l’instinct, le naturel. M. Alibert a dit en ce sens, dans un de ses plus heureux épisodes : l’animal doit tout à la nature (à l’instinct) ; l’homme doit tout à sa raison.