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CYMBELINE

nouvelle, le séducteur se présente en pleins champs à sa future victime, de la part de son mari, et la salue par un gros baiser, familiarité que permettaient les usages du temps aux amis de la famille. Il est reçu dans la maison sur le pied d’un intime, et une fois installé, il songe aux moyens d’en arriver à son but. Ici se trouve un détail très-fin et singulièrement naturel : la femme s’aperçoit bien vite de son projet, et pour éviter qu’il puisse lui parler d’amour, elle s’arrange de manière à ne se trouver avec lui qu’aux heures des repas. Ce manège, qui empêche le séducteur d’en arriver seulement à son exorde, est bien inventé, très-conforme à la vérité, et tout à fait digne d’une honnête femme ; malheureusement, Shakespeare n’a pu faire usage de ce détail, parce qu’il écrivait un drame, et que dans un drame il faut en arriver toujours à une scène qui fasse éclat et détermine une situation.

Le suborneur, adroitement éconduit par ce manège, s’avise alors d’un stratagème semblable à celui d’Ambrogiuolo et de Iachimo, à cette différence près qu’il se cache sous le lit au lieu de se fourrer dans un coffre ; puis il sort de sa cachette, et passe l’inspection de l’appartement. L’auteur anglais est trop chaste pour avoir conservé le détail du petit signe aux poils blonds comme l’or, si heureusement inventé pour la fausse conviction qu’il doit porter dans l’âme du mari abusé ; mais en revanche il s’en rencontre un autre pur et charmant : la friperie dont s’empare Ambrogiuolo et le bracelet que vole Iachimo sont remplacés, par une petite croix d’or, que la femme vertueuse portait sur son sein, et c’est sur la vue de ce joyau, emblème de religion et dévie morale, que le mari trompé se rend à la fausse évidence. Le choix de ce joyau nous semble singulièrement délicat, et il n’est pas douteux que Shakespeare aurait employé ce détail, s’il n’avait pas placé la scène de son drame à une époque où le christianisme sommeillait encore dans les langes de l’étable de Bethléem.