Page:Taine - Les Philosophes classiques du XIXe siècle en France, 1868.djvu/153

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trouverai jamais des impressions égales à celles qu’il m’a données. De tous les philosophes, il n’en est aucun qui soit monté à des hauteurs pareilles, ou dont le génie approche de cette prodigieuse immensité[1]. C’est Spinoza agrandi par Aristote, et debout sur cette pyramide de sciences que l’expérience moderne construit depuis trois cents ans. Lorsqu’on gravit pour la première fois la Logique et l’Encyclopédie, on éprouve la même émotion qu’au sommet d’une grande montagne. L’air manque, la vue se trouble ; on n’est plus en pays humain, on n’aperçoit d’abord qu’un entassement d’abstractions formidables, solitude métaphysique où il ne semble pas qu’un esprit vivant puisse habiter ; à travers l’Être et le Néant, le Devenir, la Limite et l’Essence, on roule, la poitrine oppressée, ne sachant si jamais on retrouvera le sol uni et la terre. Peu à peu la vue perce les nuages ; on entrevoit des ouvertures lumineuses ; le brouillard s’évapore ; devant les yeux se déroulent des perspectives infinies ; des continents entiers s’étaient embrassés d’un coup d’œil ; et l’on se croirait arrivé au sommet de la science et au point de vue du monde, si là-bas, sur un coin de la table, on n’apercevait un volume de Voltaire posé sur un volume de Condillac.

  1. On parle ici d’Hégel lui-même, et non de la secte grossière qui l’a continué et défiguré.