Page:Taine - Les Philosophes classiques du XIXe siècle en France, 1868.djvu/235

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heur léger et passager qu’il faut prendre ou perdre, sans beaucoup le regretter ni l’attendre, et sur lequel il ne faut pas réfléchir. L’homme réfléchi le trouve misérable, et, comme il n’y en a pas d’autre, il juge que la joie n’est pas. Bien plus, apercevant les choses par des vues générales, il découvre en l’homme cent mille misères que le vulgaire n’aperçoit pas : l’immensité de notre ignorance, l’incertitude de notre science, la brièveté de notre vie, la lenteur de notre progrès, l’impuissance de notre force, le ridicule de nos passions, l’hypocrisie de notre vertu, les injustices de notre société, les douleurs sans nombre de notre histoire. Il lui semble, non sans raison, que la vie est un mal, et s’il ne tombe pas dans la misanthropie méchante de Swift, il n’a de refuge que la gaieté douloureuse de Candide, ou la quiétude mathématique de Spinoza : refuge inutile, qui laisse la blessure aussi cuisante. M. Jouffroy crut en trouver un autre ; il y languit, blessé aussi, peut-être plus blessé que personne. Les conversions complètes, quand elles se font tard, laissent l’âme à jamais malade ; à vingt ans on est déjà trop vieux pour devenir philosophe ; celui qui quitte sa religion doit la quitter de bonne heure ; après ce moment, on ne peut plus la déraciner sans ébranler tout le sol. Chez M. Jouffroy, cet ébranlement dura. Comme Hamlet, il souffrit trop de ses premières et chères illusions entièrement et subitement flétries. La ré-