Page:Taine - Les Philosophes classiques du XIXe siècle en France, 1868.djvu/292

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vivre quinze ans et de se reproduire : donc, la destinée du bœuf est de vivre quinze ans et de se reproduire. Mais sa condition présente l’en empêche ; l’homme le coupe à six mois et le mange à trois ans. Donc le bœuf dont j’ai mangé hier, renaîtra dans un autre monde, y vivra douze ans encore, et s’y reproduira.

« La destinée d’un être est appropriée à sa nature. » Cette seconde proposition est également générale pour M. Jouffroy ; elle s’applique dans son raisonnement au bœuf aussi bien qu’à l’homme. Or, dans la condition présente on coupe le bœuf à six mois et on le mange à trois ans : donc sa destinée présente n’est pas de satisfaire l’inclination qu’il a pour vivre quinze ans et pour se reproduire, sa destinée présente est d’accomplir la seule chose qui soit absolument en son pouvoir. Pour un animal libre comme nous, cette chose est la vertu ; pour un animal privé de liberté comme lui, cette chose n’est pas : donc dans la vie présente il n’a point de destinée du tout.

Le raisonnement pour l’homme et pour le bœuf est exactement le même. Voilà une pauvre bête privée de destinée, et néanmoins certaine de sa résurrection finale. Rappelons-nous le sens des mots, et nous verrons périr le raisonnement de M. Jouffroy avec l’immortalité du bœuf et la fécondité dans la vie future. La destinée d’un