Page:Taine - Les Philosophes classiques du XIXe siècle en France, 1868.djvu/334

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fin, peuplées de dieux et de monstres, une ville de pierre, exhaussée d’assises en assises comme pour escalader le ciel immobile, et plongée dans les entrailles du sol par ses souterrains béants : déjà effrayés par ce labeur gigantesque, les voyageurs s’approchèrent. Les murs, les colonnes, les voûtes, les dalles étaient couverts d’hiéroglyphes et d’inscriptions : chaque pouce de pierre enfermait une pensée, et la cité révélée était un livre de granit où s’était consumée toute la vie de tout un peuple. L’un d’eux, du pied, en sortant, dérangea par hasard un morceau de roche ; ils poussèrent un cri : les cinq autres pans de la pierre étaient labourés de signes plus pressés, entre-croisés, enroulés, en sorte que la surface disparaissait sous leur réseau. Ces signes voyaient pour la première fois la lumière ; à peine gravés on les avait enfouis sous le ciment ; ils n’avaient point servi, ils n’avaient point parlé, ils étaient restés obscurs, collés contre leurs voisins obscurs ; et toute la cité était ainsi. Nos sciences ressemblent à ces villes : des générations meurent occupées à graver sur nos livres l’innombrable catalogue des faits ; et ce terrible labeur n’est rien. Avant de saisir une vérité, il faut traverser dix erreurs ; avant d’écrire un caractère utile sur la face éclairée de la pierre, il faut multiplier, raturer, enchevêtrer les caractères inutiles sur les faces obscures. La plupart des ouvriers